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Si on jouait à la paix

SI ON JOUAIT A LA PAIX ?

Conté par Waï-Da Witty

Après avoir salué les gardiens de nuit qui attendent la relève, il franchit le mur d’enceinte.

Il ramasse distraitement une rose des sables et la contemple. Il devrait être heureux.

Il voudrait que les pierres du désert se changent en herbes, fleurs, blé ou maïs…

            Un homme avance dans la fraîcheur de l’aube, des plumes arc-en-ciel frissonnent sur ses épaules. Un cri angoissé l’appelle du fond d’un cauchemar. Il s’arrête un instant devant le portail de béton et trace un cercle autour du Centre International de Recherche sur la Transmutation (CIRT). Puis il s’évanouit dans un premier rayon de soleil.

            Jean se redresse en sueur dans le grand lit. Les yeux étirés par une nuit d’insomnie coupée de rêves tourmentés, il regarde le visage lisse et paisible de la jeune femme qui dort à ses côtés.

            Il entend encore son éclat de rire lorsqu’elle avait ouvert la lettre du CIRT. C’était à Paris, un matin de printemps, il y a presque un an déjà. Le pollen du marronnier en fleurs sur le trottoir d’en face montait jusqu’à leur fenêtre grande ouverte malgré le bruit de la circulation. « Jean ! Ca y est, nous sommes nommés tous les deux pour le projet ! Devine son nom… Circé ! » Ce jour-là ils étaient fous de joie. Travailler ensemble sur le même projet, leur rêve ! Et partir… partir… Depuis leurs vacances adolescentes ils se languissaient d’un coin de Bretagne battu par les flots, noyé de verts et de brumes… Mais après tout ce Centre isolé, enchâssé dans un océan de sables, n’était-ce pas un peu une île ? Ce serait LEUR île !

            Ce soir-là, ils avaient dîné dans un restaurant chinois et bu du saké parfumé à la rose au son de tintements exotiques… Il avait parlé, parlé, parlé ; elle avait écouté passionnément, parfois un sourire indulgent passait sur son visage. Ensuite il avait voulu faire un pèlerinage rue Nicolas Flamel. Cet alchimiste du Moyen Age n’était-il pas un peu leur ancêtre spirituel maintenant qu’ils devenaient les chercheurs d’un centre de transmutation ? Comment nommeraient-ils la pierre philosophale lorsqu’ils la redécouvriraient ? Devraient-ils à leur tour transformer le plomb en or ? Peut-être était-ce là le but secret de ces recherches en cette période d’inflation monétaire ?

            Et s’ils se mariaient ? Il serait son Nicolas Flamel, elle serait sa Dame Pernelle. Ne disait-on pas qu’ils avaient trouvé l’éternité ? « Tu seras toujours aussi belle, et tes yeux gris me feront toujours délirer au fil des siècles… Tu veux bien, Marie ? » Le saké le rendait lyrique. Elle avait ri, toussé légèrement, puis, le regardant d’un air résolu, lui avait répondu : « Essayons de toutes nos forces ! » Leur voyage de noces s’était achevé dans un studio confortable aux baies vitrées balayées sans relâche par le vent du désert. Au-delà des murs du Centre, l’espace s’étendait à l’infini, souvent hanté par les chuchotements du vent, parfois bouleversé en vagues puissantes de sable et de hurlements. Ils avaient épinglé au mur un poster où chantaient le pourpre et l’or de la bruyère et du genêt dans le brouillard irisé d’un champ de menhirs.

            Hubert, le troisième élément de leur équipe, les rejoignait peu après. Ils avaient aussitôt sympathisé. Aussi curieux et ardent que Jean dans la recherche, il était pourtant moins hardi, plus rationnel. Jean dirigeait et faisait des bonds dans l’inconnu. Hubert vérifiait, donnait du poids. Marie établissait la synthèse et tirait les premières conclusions. Ils se complétaient parfaitement.

            Jean se sent moite d’angoisse. Pourra-t-il parler à Hubert, pourra-t-il se confier à Marie sans qu’ils le prennent pour un fou ? Il consulte l’horloge. Cinq heures trente. Il se lève doucement, prend une douche, et après avoir salué les gardiens de nuit qui attendent la relève, il franchit le mur d’enceinte.

            Maintenant le voici assis dans l’espace nu, face au soleil levant. Tout est glacé en lui. Il ramasse distraitement une rose des sables et la contemple. Il devrait être heureux – leurs calculs, leurs essais aboutissent ! N’a-t-il pas réussi à convertir une pierre informe en pierre cubique en une fraction de seconde ? Ils ne peuvent transmuer un genre en un autre genre, mais quelque chose au creux de son plexus, une sorte d’excitation, de fièvre qu’il connaît bien avise Jean qu’ils n’en sont pas loin. Il voudrait que les pierres du désert se changent en herbes, fleurs, blé ou maïs… Des ordres viennent, pressants, de hautes personnalités gouvernementales proches de l’armée. On les pousse à faire des recherches sur les animaux. Pourquoi ? POURQUOI ?! Jean se prend la tête entre les mains. Devient-il fou en se demandant soudain pourquoi ce projet se nomme « Projet Circé » ? Circé l’enchanteresse, la redoutable magicienne qui transformait les hommes en pourceaux… Pourquoi ces expériences sur les animaux ?! Les animaux… Les hommes ensuite… Depuis tant d’années on parle de conditionnement… Pourquoi ce projet est-il financé par l’Armée et non par le Ministère de l’Agriculture par exemple ? S’agit-il d’un éclair de lucidité en lui ou d’une forme de folie due au surmenage ? Le jeune chercheur se mord les poings.

            S’étendre… oublier… finir enfin… Jean a-t-il fermé les yeux ? S’est-il endormi bercé par la douceur ocrée et le lent glissement du sable ? Devant ses yeux mi-clos, un homme s’avance dans la lumière du jour. On dirait un fils du désert, avec pourtant quelque chose de différent. Ce regard insoutenable, ce demi-sourire, cette sérénité… qui est cet homme ? L’inconnu s’accroupit en face de lui et dit tranquillement : « Salut ! » « Salut ! » répond Jean. Une douce chaleur, une grande paix ont envahi tout son être. L’effet du soleil matinal sans doute…

            L’inconnu recueille la petite pierre en forme de rose ; il la regarde intensément et la pierre devient une fleur rouge sang. Maintenant il parle, Jean écoute. Le temps semble s’être figé. Jean ramasse un caillou blanc, se concentre, souffle et le rejette. Il recommence inlassablement, et la pierre enfin se disperse et se condense en un bleuet dont le bleu tendre est encore plus émouvant dans l’immensité du désert.

            A présent, il fait nuit. Les petits appartements du personnel du CIRT semblent autant de balises perdues dans les ténèbres constellées d’étoiles. Jean présente son compagnon à Hubert, Marie et un groupe de collègues venus de divers horizons et travaillant sur d’autres projets. « Un chercheur… » dit-il, sans préciser qui il est ni d’où il vient. Il n’a pas osé le lui demander et n’a pas voulu se montrer indiscret lors du contrôle par les gardiens. La surprenante beauté du nouveau venu déroute Marie. Ses mouvements souples et silencieux sont comme un défi à la pesanteur, et son gilet de plumes arc-en-ciel éclabousse de couleur l’espace autour de lui. Habitués aux excentricités vestimentaires de certains jeunes universitaires, les autres scientifiques poursuivent leur conversation à bâtons rompus, et Marie bientôt lui sourit.

            La vie s’écoule dans le complexe de recherche, différente pour chacun  : depuis l’arrivée de l’inconnu, Jean s’enferme avec lui pendant des heures dans son laboratoire ou dans son bureau. Marie ne fait que l’entrevoir, et même alors il est tout perdu dans ses pensées. Il est vrai qu’il obtient des résultats étonnants. Il a montré récemment une caisse entière de galets transformés en bleuets. Et un soir, toutes les souris du laboratoire ont disparu. Depuis lors, partout se frottent et ronronnent des chats… végétariens ! Hubert, enthousiaste, voudrait savoir comment de telles mutations sont aujourd’hui possibles. Il a bien pensé un moment à un canular, mais l’ambiance actuelle de leur équipe lui interdit de s’attarder à cette hypothèse.

            Il n’y a cependant pas de nouvel appareillage et Jean, muet à ce sujet, rédige de longs rapports sans se résoudre à les envoyer.

            Marie, elle, devient de plus en plus triste devant l’étrange comportement de son compagnon. « Même à mes côtés, il est toujours absent », confie-t-elle à Hubert qui tente de la rassurer, tout en s’avouant un certain malaise devant l’attitude incompréhensible de leur chef de projet.

            Autant qu’ils peuvent en juger, il accélère le rythme des expériences – pourtant, autour de lui il y a comme un parfum d’école buissonnière. La nuit hors de l’enceinte du CIRT semble être un nouveau champ d’expérience pour lui et son « assistant ». Un matin, une source ruisselle ; deux ou trois chats s’y abreuvent en compagnie d’un troupeau de chevaux sauvages, au regard encore effaré de cette nouvelle métamorphose. Une prairie herbue s’offre à leur liberté, et dans les dunes de sable alentour résonne le rire de deux hommes qui dansent de joie sous le soleil levant.

            Ce jour-là Jean téléphone à plusieurs ministères, parle avec véhémence, envoie plusieurs courriels et, au fil des heures, s’assombrit de plus en plus. En écho à ces prises de contact, un courriel du Ministère des Armées lui enjoint impérativement de lui envoyer un rapport détaillé contenant des formules immédiatement applicables. Et la même question, lancinante, tourne dans sa tête. « Que faire ? » Son nouvel ami lui a simplement répondu : « Selon ton choix, tu peux naître à la vraie vie. De quel droit pourrais-je intervenir maintenant que tu sais ? »

            Passent encore une ou deux semaines. Jean, obsédé par ce problème dont il n’ose parler à personne, ne remarque plus du tout la présence de sa femme. Un après-midi, le voyant arriver à l’autre extrémité du couloir, Marie se jette dans les bras de Hubert qui, déjà sensible à son charme, ne se fait pas prier pour l’enlacer.

            Jean, cette fois, voit Marie. Les dents serrées, il lui lance : « Sais-tu que je pourrais te changer en couleuvre, ou en n’importe quoi d’autre ? Je n’ai pas besoin d’appareil ! » Ses yeux flamboient.

            « Ah, il a fallu ça pour que tu me voies enfin, ce n’est pas trop tôt ! » rétorque-t-elle, étincelant d’une colère froide. Hubert s’exclame : « Jean, arrête ! C’est de la folie ! »

            Jean tressaille, puis baisse les yeux. Il murmure : « Oui, tu as raison. Pardonne-moi Marie… Nous n’aurions jamais dû accepter ce travail sans nous être fait préciser son but. Si vous saviez… ». Le silence emplit l’espace. Puis un murmure à peine audible lui échappe : « J’entrevois peut-être une solution… C’est dur… mais ça vaut le coup d’essayer». Il ferme les yeux, des larmes perlant au bout des cils, puis respire profondément. L’ombre d’un sourire apparaît sur son visage apaisé avant qu’il ne se fige dans un effort intense de concentration. Un temps hors du temps s’écoule et, à la place de Jean, un oiseau bleu s’élance dans la lumière.

            « TOUTES LES POLICES ENQUETENT SUR LA DISPARITION DE TROIS JEUNES SAVANTS SUR LE POINT DE DECOUVRIR UNE ARME « PROPRE » ECONOMIQUEMENT RENTABLE !», titrent les journaux en première page, avec, pour entrefilet : « Transformer les hommes de l’armée ennemie en paisibles moutons, au sens propre et non au sens figuré, tel était l’objectif de leurs recherches. Seraient-ils tombés aux mains d’un autre bloc de grandes puissances ? »

            Hubert et Marie ont lu les rapports de Jean. D’un commun accord, ils les ont brûlés et se sont enfuis du CIRT. L’inconnu était avec eux.

            Dans le désert s’élève un cercle de pierres terrifiantes. A l’intérieur du cercle, des arbres aux branches tentaculaires dressent une barrière inexpugnable. Au milieu, une maison laisse échapper les rires mêlés au chant joyeux d’un oiseau… mais il faut se quitter. Un homme, une femme, serrent dans leurs bras un ami, ils sont émus. Il leur dit : « Marie, Hubert, mes amis, ce n’est qu’un au-revoir… Malgré vos nouvelles identités, attendez que les choses se calment avant de sortir d’ici. Soyez très prudents. »

            « Et toi, Jean, mon ami et mon frère, n’oublie pas, si tu restes trop longtemps sous cette forme, tu ne pourras peut-être plus retrouver ta forme humaine. Es-tu sûr de vouloir prendre le risque ? »

Y a-t-il chez l’oiseau, la tête penchée sur le côté, intensément attentif, comme un semblant de haussement d’épaule bleue ? Un trille décidé s’élève. L’inconnu répond par un léger sourire, et ajoute :

            « De toute façon nous nous retrouverons… Puisses-tu réussir, ne serait-ce qu’un peu… Chaque goutte d’eau compte pour qu’apparaisse un océan et qu’il perdure. »

            La barrière végétale s’entrebâille, un homme la franchit. Avec un frémissement de plumes arc-en-ciel, il disparaît dans le soleil.

             Marie sourit à travers ses larmes. « Tout est possible », songe-t-elle. Incapable de parler, elle pose un long baiser sur la tête de l’oiseau bleu. L’oiseau ferme les yeux et pense un instant que son cœur va éclater, alors un sentiment jamais connu jusque là l’envahit tout entier…

            Sur la plus haute branche, l’oiseau bleu se met à chanter. Ses trilles portées par le vent traversent le désert, les rivières et les vallons, entraînant dans leur palpitation le chant des vallons, des rivières et du désert. La mélodie, devenue fleuve puissant, se cogne et se répercute contre les murs des bourgs et des cités.

            Dans un terrain vague, deux garçons se battent. L’un d’eux tombe. L’autre, le poing levé, le pied nerveux, s’apprête à frapper. On lui crie « Tue-le ! », « Massacre-le ! » A travers le tumulte, une mélodie l’atteint, l’enveloppe, lui saisit le cœur. Une vision d’ailes bleues, d’arc-en-ciel, les battements de son cœur à ses oreilles, le bonheur de sentir le flot de la vie dans ses veines, dans la sève s’élevant jusqu’à la cime des arbres, dans les nuages gorgés de pluie, le sentiment de liberté dans l’espace sans fin qui traverse et unit les êtres, l’univers, l’infinité des galaxies… Il se penche sur son adversaire et l’aide à se relever. Dans un terrain vague deux garçons se regardent du fond de leur rêve, un peu gauches… Et l’un dit à l’autre, la voix légèrement enrouée : « Si on jouait à la paix… »

            Quelque part sur une branche, un oiseau pense avec la voix d’un homme : « Ce n’est qu’un début, continuons sans jamais nous lasser ! » Et dans l’espace éclate son chant en vagues inlassables, le chant du cœur des êtres, du cœur de la vie…

 

Fin… ou commencement ?

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