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Le puits sacré

LE PUITS SACRE

Conté par Waï-Da Witty

La grande mer

A rompu mes amarres

Elle m’emporte

Comme la semence dans la grande rivière

La terre et les tempêtes

M’ont entraînée au loin

M’animant d’une joie profonde

 

Uvavnuk, chamane Inuït

          Maïna habitait avec ses deux grands frères et son tout jeune frère, leur père et leur mère, une ferme bien entretenue cachée dans les terres au cœur du nord de la Bretagne. Ils y avaient fui la ville  alors qu’elle était toute petite. Pour ses parents, des citadins, l’apprentissage de l’agriculture avait été dur ; ils s’étaient obstinés, des liens intangibles s’étaient créés entre eux et la terre. Maintenant ils riaient de leurs premières maladresses, et il faisait bon vivre. Dans la prairie voisine galopaient des poneys que le père avait importés d’au-delà des mers. Il y avait des Tarpans à la robe obscure, et des Welsh à la robe claire. L’un des plus grands plaisirs de Maïna était de les voir courir libres, leur longue crinière au vent, sauvages et fiers. Et quand elle montait l’un d’eux à cru, l’air aussi farouche que lui, sa longue chevelure lui tombant jusqu’aux reins, son père éclatait d’un grand rire heureux et disait qu’ici il voyait vivre la liberté.

          La ferme était isolée. Hormis le contact de l’école, la fillette avait l’impression de vivre dans un monde à part. Le matin, presque à l’aube, elle se levait et descendait en tapinois dans le jardin. Là, silencieuse, immobile, elle regardait se dissiper la brume rose et or, briller une perle de rosée dans une fleur, boire délicatement un papillon. Les oiseaux passaient en l’effleurant ; un lièvre hardi venait brouter un jeune rosier. Son père aussi était matinal. C’est ainsi qu’un jour elle était arrivée derrière lui sans qu’il l’entende. Il murmurait :

          « Merci pour toute cette beauté, merci de pouvoir encore vivre cela à notre époque de guerres et d’horreurs. Puisse cette merveille inonder le cœur de tous les êtres humains d’aujourd’hui. Puissent les enfants des enfants des enfants de leurs enfants voir une aube pareille à celle-ci et sentir leur cœur se dilater de la même joie… »

          Le père de Maïna n’allait pas l’église, il n’adhérait à aucune école de pensée particulière, mais pour elle ce fut la plus belle prière qu’elle eut jamais entendue. Et depuis lors, elle la répétait parfois au lever du soleil, quand la terre semblait neuve, fraîchement émergée à la vie dans la galaxie.

          Certains jours cependant, une tristesse immense envahissait Maïna. Tout devenait si confus et si obscur en elle qu’elle ne pouvait même pas l’expliquer à ses parents, anxieux de la voir si sombre.

          « C’est un mauvais passage », disait la mère en l’embrassant et en l’enveloppant de ses bras, « demain ça ira mieux. »

          Le lendemain elle allait mieux en effet, puis cela recommençait.

          Une nuit, elle se réveilla le cœur submergé de tristesse. Une chouette effraie qu’elle avait sauvée au cours de l’hiver alors qu’un chasseur lui avait brisé une aile, entra par la fenêtre ouverte. Se posant sur le rebord du lit de bois blond, elle fixa son regard d’or sur Maïna. La fillette n’osait bouger de crainte de l’effaroucher, mais ses yeux tout à l’heure tristes s’étaient étoilés de joie à la vue de l’oiseau. Soudain la chouette se mit à parler :

          « Maïna, toi si douce à qui je dois la vie, j’ai senti ta tristesse jusque dans mon arbre. Je connais la personne qui pourra te consoler. Si tu le veux, suis-moi. »

          Maïna sauta au bas de son lit, mit sa robe de chambre de laine bleue brodée de fleurs multicolores par dessus son pyjama et, enfilant ses bottes, rejoignit son amie.

          La nuit était douce et le ciel vibrait d’étoiles. L’une suivant l’autre, elles arrivèrent dans un bois que Maïna connaissait bien. Elles se trouvèrent bientôt dans une clairière ; en son centre brûlait un feu. Un jeune homme méditait, assis sur une souche d’arbre. Son visage semblait avoir capté la lumière des étoiles. Maïna s’arrêta, elle n’osait troubler une telle paix. La chouette alla voleter autour de la tête de l’inconnu. S’apercevant de la présence de la fillette, il vint à sa rencontre en souriant chaleureusement.

          « Je suis heureux de te rencontrer, Maïna. Notre amie la chouette m’a parlé de toi.  Viens t’asseoir auprès du feu. J’aimerais beaucoup pouvoir t’aider, mais il faut que tu saches qu’il n’y a que toi qui détiens le pouvoir de te libérer de cette tristesse. Tout ce que je peux faire, c’est t’aider à découvrir ce pouvoir. »

          Maïna parlait, Myrrdin écoutait. Elle se tut. Il demeura longtemps songeur. Puis, il rompit le silence. Sa voix grave résonnait dans la nuit :

          « C’est la pleine lune », dit-il. Si tu le veux, je peux te montrer un puits sacré, près de la source. Tu as dû passer devant sans le voir. Il est bien caché. Jadis on s’en servait pour apprendre la vérité sur soi-même ou sur des événements à venir. Veux-tu t’en servir à ton tour pour mieux te connaître ? Ou bien as-tu peur ? »

          Maïna réfléchit un moment ; ensuite, levant son menton pointu vers son nouvel ami, elle répondit :

          « J’ai peur, mais je veux connaître ce qui est en moi.

          « Alors, allons-y ! » enchaîna Myrrdin en riant.

          Il prit Maïna par la main et s’enfonça dans les ténèbres qui régnaient autour de la clairière. Ils devinaient le vol de l’effraie devant eux. Maïna serrait la main de Myrrdin et, confiante, avançait dans la nuit. Petit à petit ses yeux s’habituaient à l’obscurité, à présent elle discernait les formes élancées des arbres autour d’eux. Ils marchaient silencieusement. Le vent chantait sa complainte. Des bruits furtifs éclataient ça et là.

          Enfin ils débouchèrent sur une aire dépourvue de végétation. Seuls se dressaient dans la lumière bleue de la lune un chêne immense et un buisson d’églantines enneigé de fleurs. Maïna reconnut le son cristallin d’une source.

          « Je connais cet endroit », s’exclama-t-elle. « Il m’arrive de venir y lire pendant les vacances. Mais où est le puits ? »

          Sans un mot, Myrrdin s’avança vers le buisson d’églantines aux longues épines menaçantes. Il fit un signe de la main et les branches s’écartèrent, révélant à Maïna un puits de granit rongé par le temps.

          « Si tu veux te connaître, penche-toi par-dessus la margelle », murmura Myrrdin.

          Maïna n’hésita pas un instant. Elle se pencha par-dessus la margelle, oubliant tout sauf sa « quête ». Elle ne s’aperçut même pas que Myrrdin avait disparu.

          Au milieu du puits elle vit d’abord l’image de la lune, parfaitement ronde. Puis l’image se troubla, et de grands yeux fauves se mirent à briller. Son cœur lui bondit dans la poitrine. Elle eut envie de fuir mais elle demeura.

          « La bête », dit-elle dans un souffle.

          La bête à l’air farouche et au regard triste semblait sourire ironiquement en la regardant. Elle avait tout obscurci autour d’elle. Maïna la regardait, fascinée. Puis l’image se troubla, et le puits fut inondé de lumière. Un être aux yeux d’eau claire regardait Maïna en souriant. Autour de lui tout était illuminé. Ses bras semblaient faits pour planer, son corps diaphane paraissait ignorer la pesanteur.

          Maïna, éblouie, eut à nouveau envie de fuir mais elle demeura. Prenant même son courage à deux mains, elle demanda à l’inconnu :

          « Qui es-tu ? Viens-tu d’une autre planète ? Comprends-tu le français ? »

          « Je suis ton image et ton double, ton jumeau des autres mondes », lui répondit l’être ravissant. Tu sais bien que tu regardes dans le puits de la vérité. »

          « Et la bête ? »

          « C’est ton image aussi. Qui voudras-tu suivre ? L’attraction de la brute qui pour survivre déchire la vie telle une proie, ou bien l’aimantation d’un monde où dansent la lumière et la joie ? Seule toi peux décider. »

          Maïna réfléchissait :

          « Je voudrais te suivre », finit-elle par dire. « Tu es si beau, tu me mets en joie rien qu’à te regarder. Mais la bête est si triste déjà. Je crois qu’elle deviendrait encore plus sauvage et plus redoutable si je l’abandonnais. »

          Le temps de quelques respirations il y eut un silence, puis le jumeau aux yeux d’eau claire tendit à Maïna une écharpe de lumière et lui dit :

          « Appelle la bête, et quand elle apparaîtra jette-lui cette écharpe autour du cou. »

          Maïna appela la bête et la bête apparut dans un rugissement de colère. Alors Maïna lui jeta l’écharpe de lumière autour du cou et la bête, apaisée, se coucha à ses pieds. Au même instant, Maïna ressentit dans un vertige la compréhension de l’univers entier. Herbes et fleurs ; cailloux, étoiles et planètes ; hommes et animaux s’ordonnèrent dans une symphonie où avait son importance la moindre feuille comme l’astre le plus éclatant.

          Le soleil se levait à l’horizon. Maïna avait rencontré son double lumineux, elle avait aussi apprivoisé la bête en lui jetant autour du cou l’écharpe de beauté et de joie. Elle poussa la porte du jardin. Maintenant une fillette radieuse rentrait chez elle. Et ce matin-là sur la planète Terre, quelque part dans le nord de la Bretagne, il y avait un petit point, le cœur de Maïna, d’où s’irradiaient les rayons d’une joie immense.

          Dans la clairière, Myrrdin parlait à sa belle amie à la robe de plumes :

          « Tous les jours », lui disait-il, « de semblables petits points s’allument dans le monde. Peut-être un jour seront-ils assez nombreux pour tisser de leurs rayons un réseau de lumière qui éclairera l’obscurité, transformant cette terre déchirée par l’avidité et la colère en un vaste jardin, paisible et beau. »

          Peut-être… Après tout, pourquoi pas ? Tout est entre nos mains…

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