
Plonge et vois au fond de toi le cristal dont la lumière dort prisonnière d’ombres de pierre. Regarde, écoute, cherche pourquoi un cours d’eau poursuit toujours sa course pour se fondre dans l’océan
Derrière chez moi, dans un creux abrité, se love un petit bois où court un ruisseau menu. Une parcelle de ce bois appartient à la commune. Le reste semble abandonné.
Et c’est dans ce no man’s land que les enfants du vallon jouaient dans l’ignorance absolue des frontières et des propriétés. Ils construisaient leurs cabanes, observaient la couleuvre d’eau, apprivoisaient les chatons sauvages.
Un jour, un homme arriva muni de pieux et d’un rouleau de fil de fer barbelé. Maintenant, dans le petit bois sectionné en deux, une partie était interdite aux enfants. Le ruisseau, tout à la poursuite de son rêve intérieur, l’Océan, continuait de couler de part et d’autre des fils de fer barbelés.
Or, un soir de pleine lune, l’un des pieux de la clôture sentit frémir quelque chose en lui, quelque chose qu’il croyait mort. D’ailleurs ne se croyait-il pas tout entier mort depuis qu’il avait été arraché au sol, brisé puis équarri ? Mais il y avait eu le chant d’amour et l’énergie du clair ruisseau lancé passionnément à la recherche de son rêve. Cette énergie, cette vie et cet amour baignaient son pied enfoncé à nouveau dans la terre ; et voilà qu’à présent il se sentait pousser de nouvelles racines…
Un matin de printemps, un jeune garçon se rendant à l’école par le chemin le plus long s’exclama en le montrant du doigt : « Oh ! Il a des feuilles ! » Il éclata de rire. « La clôture de fil de fer barbelé a des feuilles ! » Son rire emplit le petit bois. Et le pieu sentit éclore en lui un rêve d’arbre épanoui sous le soleil, avec dans ses branches deux ou trois enfants, un chaton peut-être, deux écureuils, pourquoi pas, et tout en bas, dans le courant du ruisselet, une couleuvre sage emportant dans ses écailles le secret des courants de la terre. Une mouette passa tout là-haut, poussant son cri de faim et d’espace, éclair d’argent dans un ciel mouvant. Un chien aboya et le jeune garçon reprit le cartable qu’il avait laissé tomber dans la boue. Les pensées fusaient et tourbillonnaient dans sa tête. Un jour, il chercherait ce qui transforme en un jeune arbre le pieu d’une clôture barbare.
Un rêve s’éveilla en lui… Et si, à l’aube prochaine, tous les pieux devenaient des arbres ? Et si le béton fissuré laissait place à la montée de la sève d’une fleur, d’un élan, d’une utopie ? Alors la planète deviendrait un jardin palpitant de joie.
« Seulement comment ? Je le veux si fort et je n’ai aucun pouvoir ! » cria le garçon en prenant à témoin l’arbre neuf. Les jeunes feuilles s’agitèrent vers lui.
« Et la pierre des métamorphoses ? » lui fut-il répondu.
« Quelle pierre ? »
Le vent souleva sa chevelure, et le temps d’un souffle il comprit dans un murmure :
« Plonge et vois au fond de toi le cristal dont la lumière dort prisonnière d’ombres de pierre. Regarde, écoute, cherche pourquoi un cours d’eau poursuit toujours sa course pour se fondre dans l’océan, pourquoi le pieu d’une clôture se met à ressusciter, pourquoi dans le cri de la mouette il y a à la fois la faim et l’espace infini.
« Certaines nuits, recroquevillé au creux de la solitude, les crocs de l’angoisse te déchireront peut-être. Obstine-toi alors, forge-toi le bouclier d’immortelles bleues qui fera reculer la gueule dévorante du désespoir. Jamais nul n’est seul – l’eau, le vent, la terre et le ciel veillent et t’offrent la vie qu’à chaque instant un feu secret rassemble et anime, et les êtres pleurent et rient dans l’univers, myriades d’étincelles nées de la même flamme, qu’ils te touchent de l’épaule ou se trouvent aux antipodes.
« N’oublie pas… cela est ta force, cela est leur force… n’oublie pas la ronde des êtres qui pleurent et chantent avec toi dans la vaste fraternité de la vie. Pour toi, pour eux, danse, danse encore et toujours sur les sentiers de l’inconnu.
« Une faille s’ouvrira dans la gangue du cristal, elle ira s’élargissant le long de ta quête aventureuse. Un rayon s’éveillera, puis deux ou trois. Un jour, pendant que les douze coups de midi s’éteignent à l’horizon, cette gangue éclatera enfin, libérant dans les mondes visibles et invisibles un flux de vie et d’amour infrangible pour tout ce qui est, et dans ton cœur jailliront la force exquise, les pouvoirs immenses d’un soleil intangible. »
Le temps d’une fraction de seconde, le jeune garçon sentit la chaleur de ce soleil l’envahir tout entier, et il sut que cela serait. Une cloche sonnait au loin. Il se mit à courir pour ne pas arriver en retard à l’école. Et tout en courant, son rire s’égrenait dans l’espace, caressant le nouvel arbre, la mouette et l’étoile inconnue à des milliers d’années-lumière de notre planète…

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