
Envoûtez-moi », disait la ravissante jeune fille au vieil envoûteur voûté, mais Vivien, maintenant à la retraite, avait perdu de sa méchanceté et faisait la sourde oreille…
« Envoûtez-moi », disait la ravissante jeune fille au vieil envoûteur voûté, « envoûtez-moi car je m’ennuie et tous mes soupirants m’assomment. Je veux être dévorée par la passion, trépigner, m’évanouir de bonheur ou de douleur, envoûtez-moi, que je tombe amoureuse du premier qui jettera un regard sur moi ».
Mais Vivien, le vieil envoûteur voûté, maintenant à la retraite, avait perdu de sa méchanceté et faisait la sourde oreille en s’occupant de ses seules amies, les abeilles. Il s’était retiré des affaires et ne voulait plus entendre parler des humains. Cependant, la jeune fille était tenace et matin et soir, inlassablement, elle revenait à la charge. Le pauvre homme ne pouvait même plus rêvasser tranquille au bord de l’eau, sur son banc de bois vermoulu, à l’abri du vieux saule pleureur. A une autre époque, il aurait lâché ses abeilles sur elle. Seulement voilà, il avait changé. Pourtant elle l’agaçait de plus en plus.
Alors un jour, n’y tenant plus, il s’exclama : « Tu le veux, tu l’auras ! » Il fit d’un air extrêmement sérieux quelques grands gestes ridicules, quelques grimaces assaisonnées d’onomatopées prononcées d’une voix de basse et pour finir, enfouit son visage entre ses mains : il ne voulait pas risquer de devenir l’objet de la passion de la belle Aurélie. Celle-ci avait enfin réussi à se faire envoûter !
Il n’y eut pas de premier regard jeté sur elle, il y en eut douze ex-aequo ou presque. En effet un petit gars un peu naïf passait par là avec une dizaine de moutons. Un chien vagabond, Ki-Du au poil d’un noir de jais, s’était joint à eux, histoire d’avoir un peu de compagnie pendant un brin de route. Et tous avaient levé les yeux vers Aurélie en l’entendant sortir de derrière un talus, dans le haut du sentier. Elle chantonnait, triomphante ! Aussitôt la jeune fille bondit et voulut tous les embrasser.
Malheureusement P’tit Lou, le berger, était affligé d’une timidité maladive. Affolé, il prit ses jambes à son cou. Ses moutons ne firent qu’un bond, paquet de laines embrouillées et bêlantes, et le chien, ravi, ne comprenant rien à cette panique et croyant que tout le monde jouait, gambadait et mordillait une patte, un jarret de brebis et parfois même, peut-être par distraction, une cuisse de berger. Aurélie, échevelée, courait, volait en riant après cette cohorte, portée par sa folle passion. Dans le village, tous étaient aux fenêtres ou sur le pas des portes ; les langues allaient bon train en voyant ce tourbillon de poussière aller et venir, traverser la grand’ place à une allure vertigineuse et repartir. Chacun avait sa théorie : les traditionalistes parlaient d’une invasion de barbares, les jeunes d’un OVNI ayant des difficultés d’atterrissage, ceux qui avaient voyagé affirmaient d’un ton docte : « C’est une tornade ! »
Et puis d’un coup, plouf, le tourbillon tomba dans le lavoir. Et l’on vit émerger par-dessus un monceau de moutons, trop essoufflés pour bêler, un berger ébouriffé et une Aurélie trempée mais souriante avec sur les genoux un grand chien noir à l’air moqueur.
Aurélie fit une caresse à P’tit Lou, l’embrassa gentiment sur la joue, moqueusement sur le front et passionnément sur les lèvres. Alors P’tit Lou sentit fondre sa timidité comme neige au soleil. Tout ce petit monde jaillit du lavoir et, traversant joyeusement les rues sous le regard pantois des villageois, s’évanouit dans le soleil couchant.

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