LA FEMME
Conté par Waï-Da Witty

Tout étant lumière fluide en mouvement sans fin, les êtres s’étendaient de forme en forme, de rythme en rythme, sans connaître de transition brutale :
La mort et sa conséquence, le temps, étaient inconnus.
En un temps au-delà du temps, tout était lumière fluide et tourbillonnante indissociable d’un espace infini. Un son magnifique ordonnait et modelait cette lumière : « arbres », « hommes », « animaux », « montagnes » et « océans », tous de lumière étaient à la fois différents et unis. Ainsi vibrait l’univers comme vibre la myriade de sons insaisissables d’une symphonie.
Palpitations d’espace et de lumière, les êtres n’étaient pas entièrement séparés. Ils n’avaient pas besoin de prendre possession les uns des autres ni de s’entre-tuer pour survivre :
La faim, la soif, le besoin étaient inconnus.
La séparation totale et son effet, la distance, n’existaient pas.
L’espace en chaque être, en chaque chose et entre eux, n’était pas séparation mais union.
Tout étant lumière fluide en mouvement sans fin, les êtres s’étendaient de forme en forme, de rythme en rythme, sans connaître de transition brutale :
La mort et sa conséquence, le temps, étaient inconnus.
C’était le paradis.
Cette infinie créativité recelait tous les possibles, dont deux essentiels, la connaissance et l’ignorance. Ma grand-mère préférait parfois dire « la pleine conscience et sa perte ». Cela revient au même. C’est ainsi que certains êtres, oublieux de leur interdépendance, se détournèrent de plus en plus du flot insaisissable de la vie, à la fois un et multiple, pour se fixer sur eux-mêmes et se concevoir comment étant séparés.
A mesure, ils s’individualisèrent, s’imaginant devenir de plus en plus denses, et leurs univers semblèrent se former selon ce même mouvement. A peine sensible, la notion de temps germa.
Deux d’entre ces êtres avaient un penchant l’un pour l’autre. Ils aimaient à se promener dans le Jardin Merveilleux et à jouer avec les tigres et les gazelles. Ils passaient instantanément ensemble d’une étoile à une autre : chacune d’elles émettait des vibrations de couleurs et de sons fort différentes, et cela les réjouissait – la télévision n’existait pas encore. C’étaient les futurs Otoko et Véa, le premier homme et la première femme.
Pour l’instant ni l’un ni l’autre ne pouvait soupçonner ce qui les attendait. Ils s’amusaient comme des enfants. Ils éprouvaient du plaisir à sentir leurs corps se dissocier de plus en plus de leur environnement, prendre des contours plus nets, acquérir une pesanteur et se différencier. Ils devenaient Véa pour l’un, Otoko pour l’autre, et se sentaient exister davantage. Certains changements étaient moins agréables : maintenant ils préféraient jouer avec les gazelles ; les tigres, eux, devenaient bizarres.
Un jour, Véa ressentit un petit creux à l’estomac. Cela devint désagréable. L’odeur des fruits de l’arbre sous lequel elle se trouvait lui fit froncer le nez. Elle saisit une pomme et croqua dedans. C’était la première fois qu’elle avait faim et qu’elle mangeait. Un serpent se dressa sur une branche et darda sa langue bifide vers elle. Il s’interrogeait sur cette sensation inconnue qu’il ressentait lui aussi pour la première fois – la faim. Véa jugea qu’il la menaçait, une idée inconcevable jusqu’ici. Pour la première fois, elle eut peur. Elle pensa « Otoko ! » mais il n’y eut point d’Otoko. Elle sut cependant où il était et, au lieu que son déplacement soit instantané, elle dut courir pour l’atteindre. Arrivée essoufflée devant lui elle se sentit gênée et, baissant les yeux, elle lui tendit la pomme pour savoir s’il était devenu comme elle. Il croqua dedans, et ils surent tous deux qu’ils s’étaient bel et bien matérialisés. Ils avaient entendu récemment que des êtres s’étaient projetés sous une forme concrète quelque part dans l’univers, mais ceux-ci avaient tenté l’expérience volontairement. Alors qu’eux…
Maintenant Véa et Otoko se voyaient dans un lieu qui, malgré sa ressemblance avec le Jardin Merveilleux, avait perdu sa fluidité, son intangibilité et sa luminosité – c’était notre planète Terre.
– Oh regarde ! dit Véa, le chêne aussi s’est matérialisé. Et la rivière là-bas. Et le soleil. Tout est séparé. Tout est délimité par un nom. Tiens-moi la main, je me sens seule maintenant.
– C’est bien ce qu’avaient prédit certains, murmura Otoko, se parlant à lui-même. Tout a été entraîné.
Une brise légère se leva, apportant l’odeur de l’océan. Véa frissonna.
– J’ai froid, dit-elle. J’aimerais bien retourner au Jardin Merveilleux.
– Tu peux faire une croix dessus, grommela Otoko. Avec ce corps c’est impossible. On n’a plus qu’un petit noyau de lumière maintenant au-dedans de nous.
– Il n’y a qu’à se concentrer dessus, s’exclama Véa. As-tu oublié notre réalité ? Nous ne sommes que conscience, lumière et espace condensés après tout ! Même s’ils se manifestent sous une apparence solide…
– Tu n’as qu’à t’y mettre si tu veux ! Moi tout cela m’intéresse, je m’en vais explorer cette terre et toutes les apparences comme tu dis, lui répondit Otoko en haussant les épaules.
– Tiens-moi la main, je me sens seule maintenant, reprit Véa.
La suite, on la connaît. Ils ne vécurent pas particulièrement heureux mais eurent beaucoup d’enfants. Otoko prit possession de la terre, Véa tenta de reprendre possession de son corps de lumière, mais il y avait les petits à aimer, à protéger, à nourrir…
Pourtant le souvenir de sa réalité vibrait toujours en Véa. Malgré les difficultés de la survie, elle le transmit à ses enfants. Si la plupart de ses fils s’intéressèrent davantage à la conquête de la matière, la plupart de ses filles se révélèrent un bon terreau pour la fleur de la mémoire.
Au fil des millénaires, et malgré les nombreuses vicissitudes que durent affronter leurs descendantes, le trésor transmis par Véa continua à vibrer en elles comme un air entêtant dont on n’arrive pas à se défaire : une nostalgie, un vague souvenir du temps où l’on pouvait tout naturellement planer dans le ciel, où la faim, la soif, le besoin étaient inconnus, où la séparation totale et la mort n’avaient pas encore été imaginées. Elles lièrent amitié avec les éléments, apprirent à connaître les plantes pour soigner et nourrir les corps, guérirent l’esprit en redécouvrant la dignité primordiale de chaque être et aussi l’interdépendance de tout le vivant.
Bref, des femmes se souvenaient et se souviennent encore et toujours, presque inconsciemment, de l’origine de tout ce qui est animé et inanimé – elles transmettent spontanément cette souvenance dans leurs murmures aux enfants la nuit, dans les contes et, pour certaines, dans leurs incantations… Des hommes, des femmes, se lancent aussi dans une quête de la source primordiale, chacun, chacune, à sa manière.
Gardienne de la mémoire de l’humanité, malgré la violence, les guerres et toutes les vicissitudes de l’existence, La Femme se rappelle.
Elle résiste. Les pieds fermement posés sur la Terre-Mère, son alliée, elle ouvre les bras à l’espace, le regard dans les étoiles, et la lumière palpite dans tout son être pour s’étendre à l’infini… au-delà du temps…
C’est une histoire inachevée, ou plutôt avec « une fin sans fin » à réinventer et se rappeler chaque jour… Chaque instant ? La quête du déjà là… au cœur d’êtres d’espace et de lumière marqués par la dénomination « d’hommes » et de « femmes » …
Adapté d’un extrait de : Le guerrier arc-en-ciel, n’importe où, n’importe quand, de Waï-Da Witty.

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