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Le Voyage Immobile

Le Voyage Immobile

Conté par Waï-Da Witty

Un œil clair qui sache voir la nature

Un cœur simple capable de la sentir

Un esprit droit qui ose la suivre

(Triade druidique)

            C’était déjà le soir. Un gros orage s’annonçait. Maria s’inquiétait de ne pas voir revenir ses enfants. La porte s’ouvrit. Fanch et Barbara tenaient par la main un homme plutôt grand, au regard si lumineux qu’elle en reçut un choc. Il souriait. Elle ne put qu’offrir à son tour un large sourire à cet inconnu assez poussiéreux et hirsute.

            « Regarde, maman, ce que mon nouvel ami m’a donné ! s’écria Barbara.

            Elle lui montrait un morceau d’ardoise gravé d’un motif étrange : une petite silhouette ayant l’allure de Barbara s’engageait dans une série de portes entrouvertes. De l’autre côté resplendissait une figure à la beauté indéfinissable.

            « Il l’a fait devant moi », ajouta-t-elle, « et en nous racontant des histoires. »

            « Diable d’homme ! » pensa Maria. « Comment a-t-il pu graver cela si vite, et en plus en racontant des histoires ?! »

            « Et moi j’ai eu ça ! » s’exclama Fanch.

            Au creux de sa main se cachait une minuscule rose des sables.

            « Il est extraordinaire », lui confia Barbara. « C’est peut-être un magicien ou un enchanteur.

            Dans son for intérieur Maria n’était pas loin d’abonder dans son sens, mais elle se ressaisit : « Une adulte n’a pas le droit de croire à ce genre de sornettes. » Heureusement l’inconnu lui évita de répondre. Il éclata de rire en s’exclamant :

            « Un bien piètre magicien qui a perdu sa boule de cristal ! Car je venais vous demander, Madame, si vous connaissiez un endroit où je pourrais dormir ce soir. »

            De son côté, Maria n’avait nul besoin d’être magicienne pour comprendre l’interrogation muette des enfants. De larges gouttes de pluie commençaient à s’écraser sur le seuil de la maison. Le tonnerre grondait au loin et il était clair que ce monsieur était à pied. Il portait un sac à dos, on ne voyait aucune voiture aux alentours. Alors, elle proposa :

            « Et si vous restiez chez nous ce soir… Les hôtels sont à sept kilomètres… Vous êtes le bienvenu ici vous savez. »

            Il hésita un instant puis sourit, remercia et entra. A partir de ce moment, tout prit un air de fête. Les enfants allumèrent des bougies de toutes les couleurs et firent brûler de l’encens indien. Efflam, ainsi l’appelaient-ils, avait retiré ses bottes boueuses. Il marchait nu-pieds comme s’il dansait sur une mélodie inaudible aux oreilles de ses hôtes. Maria préparait le dîner mais le voyait par la porte ouverte de la cuisine. Elle se frotta plusieurs fois les yeux : il mimait une histoire devant Barbara et Fanch, subjugués, et souvent ses mouvements se nimbaient de lumière. Sa longue chevelure sombre s’auréolait de lueurs orange, vertes ou violettes.

            « Décidément, l’orage agit sur mes nerfs », se dit-elle.

            Là-dessus, Yves, son mari arriva, trempé mais joyeux. Il rentrait avec une abondante récolte de chanterelles. L’étranger eut vite fait de le charmer à son tour. Même les chattes, si farouches d’habitude, subissaient son attrait et venaient se frotter à ses jambes en ronronnant… et Maria avait beau écarquiller les yeux et se pincer pour savoir si elle ne rêvait pas, les plantes en pot de la salle de séjour semblaient s’incliner vers lui. « Oh oui, décidément l’orage me porte sur les nerfs », se dit-elle à nouveau.

            Le dîner, au menu tout à fait banal, prit rapidement un petit ton exotique. Efflam avait beaucoup voyagé. Yves aussi, et ce fut un échange de souvenirs colorés. Maria et les enfants étaient ravis. D’habitude, il leur fallait se taire pour écouter les informations télévisées, eh bien, ce soir-là, oubliée la télévision ! C’était la joie !

 

            Après dîner, personne n’avait envie d’aller se coucher. Le tonnerre, les éclairs, menaient leur danse guerrière avec vent et pluie mêlés violemment. Mais la braise dans la cheminée avait une chaleur rassurante. La flamme des bougies dessinait avec la fumée des baguettes d’encens des ombres étranges sur le mur. Il régnait entre les deux hommes, Maria et les enfants, un silence chaleureux fait de sympathie et de paix, au creux du déchaînement d’une nature enivrée par sa puissance. Barbara rompit l’enchantement en demandant à l’étranger s’il était déjà venu dans la région au cours de ses pérégrinations.

            « C’est d’ici que je suis parti », répondit Efflam. « Je vivais avec mes parents au bord de la mer, dans une maison de granit rose, agrippée à la roche et entourée d’hortensias bleus, de rhododendrons et de camélias. Mon père était sculpteur, ma mère me semblait un peu magicienne. Nous étions heureux. Mais j’ai dû partir à cause d’une histoire avec… avec ce qu’on appellera mon « âme » ou quelque nom que cela puisse avoir… et puis à cause de la fraternité…

            « Une histoire avec ton âme ?! » s’exclama Barbara. Mais…

            « Pourquoi à cause de la fraternité ?! » l’interrompit Fanch. « Qu’est-ce que c’est au juste ? Ca m’a l’air bizarre tout ça. Moi j’ai envie de faire le tour du monde mais pour visiter des pays, voir des gens ! Pas pour la fraternité ! Explique-toi. »

            Fanch était très agité. Malgré leurs rires, Yves et Maria étaient bien aussi intrigués que lui. Efflam riait.

 

            « Pourquoi la fraternité ? » reprit-il, rêveur. « L’univers est si vaste… Ses divers éléments semblent séparés par des espaces à peine concevables. Qu’y-a-t-il de commun entre moi et cette étoile que j’aperçois de la fenêtre à travers une déchirure des nuages ? Apparemment rien. Et pourtant elle envoie sa lumière jusqu’à moi et je touche cette lumière du regard. La cellule à peine microscopique d’un corps détient une influence certaine sur ce corps pourtant des milliers de fois plus grand et, inversement, les taches solaires influencent la vie de notre planète et de ses habitants. Au Moyen Age déjà, les hommes qui étudiaient la vie pour trouver la connaissance ne comparaient-ils pas l’univers à un œuf cosmique ? Mais cette terminologie doit paraître bien désuète à Fanch et Barbara. »

            Efflam leur sourit en essayant de s’expliquer : « Vous me comprendrez sûrement mieux si je vous parle de « l’ensemble univers » et de ses sous-ensembles variés, formés par les plantes ou par les animaux, par les hommes ou par les éléments – la terre, l’air, l’eau, le feu et l’espace – et ainsi de suite. Dans ce système, chaque sous-ensemble est, consciemment ou inconsciemment, lié aux autres sous-ensembles. Un exemple concret ? Actuellement, dans le sous-ensemble des êtres humains, des mammifères humains, règnent l’égoïsme et l’inconscience. Le résultat ? Dans le sous-ensemble des humains, l’injustice et la faim pour les deux-tiers de l’humanité ; dans le sous-ensemble des animaux, l’extinction de certaines espèces ; dans le sous-ensemble des éléments, des terres rendues stériles, les mers et l’air pollués, la vie même de la planète menacée, tout cela se répercutant en boomerang sur le sous-ensemble des humains en un cercle vicieux hanté par cette sorte de mouvement perpétuel cauchemardesque.

            « Je ne crois pas au bonheur absolu », poursuivit Efflam. « Mais je sais qu’une prise de conscience active des responsabilités de chacun et chacune supprimerait une part importante de souffrances. Et c’est cela que j’appelle « fraternité ». Voilà, ça paraît tout simple et tout bête. Pourtant, une fois qu’on a compris cela on ne peut plus rester tranquille dans son cocon. Du moins, je ne pouvais plus. Je me suis peut-être pris un peu trop au sérieux à ce moment-là, je ne le regrette pas. Je devais rencontrer ces hommes, ces femmes, ces enfants, bref, ces êtres, responsables de moi et dont j’étais responsable. Je devais leur parler, les écouter, apprendre, et partager avec eux ce que j’avais compris. Il fallait que nous imaginions ensemble le bonheur. Et c’est curieux, sauf à de rares exceptions, nous avons toujours pu communiquer malgré ma connaissance d’un petit nombre de langues. »

 

            L’horloge sonna onze heures du soir. Une voiture passa sur la route avec un bruit d’éclaboussure. Personne n’avait sommeil.

            « Dis, Efflam. » C’était Barbara. Elle usait de sa voix la plus douce et la plus charmeuse, celle à laquelle Yves ne pouvait résister. « Dis, Efflam, tu as parlé tout à l’heure d’une histoire que tu as eue avec une âme, ton âme, je crois… Tu veux bien nous la raconter ? »

            Maintenant, la foudre avait dû couper une ligne électrique. Il n’y avait plus que la lumière des bougies et, par instants, des irradiations lumineuses semblaient émaner d’Efflam. Effets de la nuit, effets de l’orage ?

            Efflam répondit à Barbara : « C’est une longue histoire, difficile à relater, mais si vous n’avez pas sommeil… »

            « Tu peux y aller ! » s’exclama Yves. « Je crois que nous sommes tous les quatre bien éveillés ce soir, et surtout… très curieux de ton aventure ! Et demain c’est dimanche ! »

 

            Efflam commença son histoire des plus insolites.

            « C’est petit à petit », enchaîna-t-il, «  que je me suis aperçu que j’avais cette présence en moi, que d’aucuns appellent « âme » ou « guide intérieur », etc., peu importe le nom. D’abord, tout jeune, je me suis mis à deviner souvent la pensée des personnes de mon entourage. Ou bien encore, je pouvais leur transmettre ma pensée. J’avais d’ailleurs très vite observé que si, au lieu de parler, je demandais quelque chose de cette façon-là, j’obtenais plus sûrement une réponse favorable. Souvent aussi, c’était comme si de l’intérieur de moi on me regardait comme je regardais les objets autour de moi : je me voyais jouer, discuter ou écouter mon professeur à l’école. Nul ne parlait de cela. J’avais bien essayé de savoir si mes camarades ressentaient la même impression et n’avais recueilli qu’étonnement, incompréhension, voire frayeur. Je pris donc le parti de me taire et plongeai dans les livres de mes parents, sans ramener de réponse.

            « Que cherches-tu », me demanda un jour ma mère, intriguée de me voir fouiller ainsi dans les encyclopédies. Je lui exposai mon problème. Comment allait-elle réagir ? Contrairement à mes copains, elle eut un sourire mystérieux. Ses yeux d’un bleu profond se mirent à briller.

            « Tu as beaucoup de chance », me dit-elle. « Ces facultés habitent chaque être humain, cependant elles sont fréquemment en sommeil, à l’image des possibilités physiques chez une personne endormie : elles ne fonctionnent pas, pourtant elles sont là, en attente de l’éveil. » Elle réfléchit un long moment. Je n’osais interrompre son silence. Enfin, elle reprit :

            « C’est difficile de parler de l’intangible. D’après les traditions sauvegardées depuis plusieurs millénaires, ces facultés appartiendraient à un double lumineux qui animerait notre corps. Certains racontent que les enfants de la terre sont aussi fils et filles du soleil, d’autres qu’ils sont poussières d’étoiles, voire espace et lumière indivisibles, comment figer dans des mots l’inexprimable ? D’où nous vient cette filiation ? Quel est le mystérieux jumeau à la conscience aussi vaste que l’univers ? Certains l’appellent « Ame », ou « Vérité », ou « Poésie », d’autres lui prêtent différents noms, parfois même des noms de femme : Isis, Eurydice… Et, depuis que vit l’humanité, il en est qui embarquent pour des voyages aventureux à sa recherche. Les méthodes, les péripéties, varient. L’histoire, elle, est toujours la même, éternellement recommencée de génération en génération. Peut-être un jour voudras-tu la vivre à ton tour. »

            Une question jaillit de mes lèvres, impérative : « Pourquoi mon double est-il enfermé ? » Ma mère se mit à parler doucement – craignait-elle de m’effaroucher en m’ouvrant trop brutalement une porte sur l’inconnu, sur moi peut-être ?

            « Si tu restais aussi léger que l’air que je respire, tu ne pourrais ressentir la terre », me disait-elle, « et tu désires t’enivrer de ses parfums, de ses couleurs, tu désires te dilater à la chaleur d’un feu de bois, tu désires sentir sous ta main le grain rugueux de la pierre et la fraîcheur de l’eau, tu désires chanter ton désir, alors tu revêts ton corps. Ce corps est parfois harpe, vibrant à l’unisson de la symphonie universelle ; parfois, il est prison ou camisole de force. Car je vais te révéler un secret essentiel : si un jour ton cerveau réussissait à te faire oublier ton « âme », tu finirais par ne plus entendre sa voix. Bâillonnée, ligotée dans ton corps et abandonnée dans une nuit profonde, elle n’aurait plus qu’à attendre la mort libératrice. »

            « Je veux la rencontrer, l’entendre ! » dis-je avec force. « Je veux qu’elle soit libre. Nous pourrions faire des choses magnifiques ensemble ! » Je sentais mon cœur battre la chamade.

            Nedjma… Oui, c’est le nom de ma mère, il signifie « étoile ». Pour ses ancêtres, les étoiles revêtaient une importance vitale non seulement pour leur beauté, mais aussi, mais surtout, pour leur rôle de guide dans l’immense désert balayé par les vents qui bouleversent tous les autres points de repère.

            Nedjma éclata de rire et m’embrassa, me couvrant le visage de ses longs cheveux noirs aux fils d’argent. « Ne sois pas trop pressé », me dit-elle. « Apprends à écouter, tu l’entendras de mieux en mieux, et un jour elle te prendra la main pour t’emmener vers de nouveaux rivages. Surtout méfie-toi de l’oubli, c’est le piège. »

            « Cela me parut assez vague et bien lointain comme promesse de rencontre. En attendant, je donnai à mon tour un nom à cet être mystérieux, celui d’une princesse égyptienne, Nefer. Cette année, on étudiait en classe les civilisations de l’Antiquité et les anciens Egyptiens paraissaient avoir été des spécialistes de l’exploration de l’autre face de la vie.

 

            « Maintenant j’avais une compagne secrète et invisible, mi fée mi-déesse. Lorsque je n’étais pas au foot, en cours ou à la plage avec les copains, je partais me promener dans la lande bruissant de vie, ou dans les rochers battus par les vagues, frissonnants d’écume. Quelquefois déguisés en guerriers d’un passé oublié, ils se détachaient sur l’horizon pour se noyer ensuite dans les embruns. Là, Nefer renouait le fil des âges perdus, sa puissance déferlait, m’emportait. Ecartelé entre terre et ciel, je lui parlais silencieusement, il me semblait l’entendre me répondre.

            « Elle m’enseignait le langage du vent et de l’eau, la chaude palpitation des nuits d’été, la clarté précise et glacée de la lune d’hiver. Elle m’entraînait dans des fêtes où je ne savais plus si j’étais Efflam, arbre ou nuage, ou tout cela à la fois.

            « Mais parfois l’angoisse me saisissait, et je criais dans le secret de mon cœur : « Nefer ! Je veux te voir, te connaître ! Je ne sais plus si tu es mon rêve ou si tu existes. » Seul le silence me répondait.

            « Nedjma tentait de me réconforter : « Ne sois pas si impatient. Tu as le temps. »

 

            De son côté, mon père m’apprenait à sculpter. Les années s’égrenaient au fil du temps. Un jour où nous regardions tous deux le soleil se lever au-dessus de la mer, silencieux, heureux de la beauté de cet instant, mon père me prit par les épaules et, plongeant son regard dans le mien, il me dit :

            « Efflam, je t’ai appris tout ce que je savais. A toi de jouer maintenant. Mais auparavant, je te demande de sculpter ton « chef-d’œuvre », comme le faisaient les Compagnons au Moyen Age. Acceptes-tu ? »

            « La proposition m’enthousiasma. Je cherchai un sujet. Il s’imposa vite à moi. Depuis le temps que je voulais rencontrer Nefer, eh bien, je faisais un double pari : celui de la réalisation technique et celui de la représentation de mon âme telle que je la ressentais.

            « Je m’attaquai à ce projet avec passion. Je m’y acharnai jour et nuit pendant des mois. Parfois traversé de doutes, je démolissais mon travail et repartais à zéro. Euphorie et découragement se succédaient. Enfin, une nuit j’achevai mon œuvre. Sur le visage mouvant de Nefer couraient les reflets de la nature entière, hommes et femmes dans un entrelacs végétal, miroirs et eaux profondes emplis de rêves ; soleil, lune, feu mystique… et, entre les deux yeux, incrustée comme un troisième œil, l’âme du monde déployait ses ailes. Le regard de Nefer voyait tout, savait tout, fascinait. La bouche se refermait sur un sourire à la fois tendre et mystérieux. Je regardai ce visage, heureux et tout à la fois, dépassé. Il ne m’appartenait plus. C’était une statue terminée. Elle aurait pu représenter l’âme de quiconque.

            « Je m’effondrai, brisé. Je ne savais pas si c’était le bonheur d’avoir créé mon « chef-d’œuvre », ou la déception… Dans le fond, n’avais-je pas un peu attendu de rencontrer Nefer vivante ? Et pourtant, j’avais acquis tant de connaissances en essayant de sculpter son image…

            « Le lendemain, ce fut mon père qui me réveilla en ouvrant les volets. Je m’étais endormi sur le sol de l’atelier, épuisé. Il me serra sur son cœur, ému, et me dit : « Tu peux voler de tes propres ailes, mon grand. Tu vas déjà plus loin que moi. »

            Ensuite la statue fut emmenée chez un ami fondeur. Une fois coulée dans le bronze et les dernières retouches exécutées, je me sentis comme libéré d’une obsession. Oui, j’avais beaucoup appris en la modelant. Souvent, aux moments où je ne savais plus exactement quoi faire, j’avais perçu en moi des instructions ou des explications. Nefer m’aidait. Alors j’étais heureux. Cela me paraissait bien lointain à présent, un songe peut-être ? La statue me devint étrangère. J’étais assez content quand on me félicitait, mais n’y pensais plus l’instant d’après.

 

            « Et puis c’était l’été. Les amis étaient là. Il faisait bon se baigner dans la mer, flirter et se dorer au soleil. L’automne vint avec ses ors et ses rouges profonds, avec l’odeur de ses sentiers humides et de ses feuilles mortes attachées au caoutchouc des bottes en un dernier prolongement de leur forme de feuilles. Mon père avait reçu une commande importante. Je travaillai avec lui. Les mois passèrent rapidement. Vinrent l’hiver et son sommeil suivis du printemps et de sa sève jaillissant partout. Au cours de l’été un ami de mes parents, décorateur de son métier, nous proposa de m’employer à Paris. Nous avions un peu de peine de nous séparer, et puis cette terre, cette mer, c’étaient un peu une partie de ma substance que j’abandonnerais. D’un autre côté, l’idée de l’aventure dans une grande ville m’enfiévrait l’imagination.

            « Je partis donc un soir de septembre et me trouvais gare Montparnasse au petit matin. Notre ami vint me chercher. Je m’adaptai rapidement au rythme de la ville. J’appréciais son tourbillon, et m’y insérai sans vertige. J’avais l’impression de vivre plus intensément qu’auparavant parce que je vivais plus vite. Je dormais peu. Je travaillais, produisais, discutais jusqu’à l’aube avec des copains et des copines. C’était grisant.

            « Dans le nid que constituaient mes parents, je n’avais pas eu conscience des difficultés de la vie. Maintenant, elles foisonnaient autour de moi, car je savais écouter. Et les gens, heureux de pouvoir se confier enfin à quelqu’un de disponible, m’exposaient tous leurs problèmes, les faux où ils s’emprisonnaient eux-mêmes et les vrais qui m’incitaient à me poser bien des questions sur la société, et sur le fonctionnement de l’être humain. Je me heurtais, parfois violemment, à l’histoire de la « civilisation » et à ses monuments, apparemment intouchables.

            « Au début, j’aurais aimé m’asseoir pour écouter le silence en moi, comme j’avais appris à le faire. N’en trouvant plus le temps, je perdis bientôt l’habitude d’essayer malgré tout. Parfois les week-ends je rentrais à la maison. Alors c’était la fête. Et tout le monde, par gentillesse, par contagion aussi, se mettait à vivre vite pour m’offrir en partage le plus d’amour et de beauté au cours de ce bref intermède. Je retrouvais la ville le lundi matin, essoufflé mais le cœur et la tête pleins d’images et de gaieté. Ces images et cette gaieté, je les distribuais jusqu’à épuisement. Pour les vacances annuelles, je revins chez moi.

            « Et voilà qu’au bout d’un certain temps, je commençai à me détendre et à reprendre le rythme de la nature. Une sensation de vide se mit alors à sourdre. Je n’y prêtai guère attention, me disant que c’était la fatigue. D’ailleurs jour après jour la mer et surtout la lande reprenaient possession de moi. Le vacarme et la fureur de la ville s’estompaient, devenaient un souvenir. La rumeur de la nature m’emplissait les oreilles, m’inondait, m’empêchait de penser. Le soleil et le vent me possédaient, m’insufflaient le désir de n’être qu’éclats de lumière dans l’espace.

            « Je n’avais pas encore repris l’habitude de me coucher tôt. Le soir j’aimais bien rester seul à lire ou à rêver dans la salle de séjour. J’allumais des bougies, comme vous l’avez fait ce soir, et j’écoutais le vent.

 

            « Un soir d’été particulièrement doux, installé dans un bon fauteuil, j’écoutais le hululement d’une chouette, le regard flânant sur les murs où les tableaux de Nedjma décrivaient des courbes fantastiques, jaillies de la nuit des temps, où les bas-reliefs tourmentés de mon père racontaient le rêve de l’homme, toujours déçu, toujours recommencé. Mon regard vint caresser le contour du visage de la statue qu’un jour, dans ma candeur d’adolescent, j’avais voulu être le portrait de mon âme. Nefer… J’eus un sourire un peu amer. Il y avait bien longtemps que je n’y pensais plus. Eh oui, je l’avais oubliée.

            « C’est alors que mon estomac se noua. Les yeux de la statue semblaient remplis de larmes. Son regard, d’une indicible tristesse, était lourd de reproches. A l’intérieur de moi, une voix lointaine me dit : « Pourquoi m’as-tu oubliée ? Pourquoi m’as-tu enfermée dans une prison ? Nous allions donner tant de beauté ensemble. As-tu donc à jamais oublié tous nos jeux et ma voix quand tu sculptais ? »

            « Je fus bouleversé. La tristesse de ce regard, de cette voix, me navraient. Je me souvins des paroles de Nedjma lorsque j’étais enfant : « Méfie-toi de l’oubli, c’est le piège. »

            « Pourrais-je jamais réparer ? Cette âme, si proche à une époque, me paraissait tellement lointaine à présent, presque inaccessible. Vivre dans le monde des adultes, de ses problèmes comme de ses agréments, avait tissé un voile épais entre elle et moi. Chaque fil de la  trame de ce voile était opacifié par une idée, une perception, ou un désir. Pas la moindre transparence nulle part pour laisser percer sa lumière. Pas le moindre espace pour laisser filtrer sa voix. Comment avait-elle pu se faire entendre ce soir ? Elle paraissait si faible.

 

            « L’angoisse m’empoigna. Je sortis et mes pas se dirigèrent machinalement vers un lieu que Nedjma m’avait fait découvrir autrefois. Elle y venait rêver les yeux grands ouverts. La lune était à son plein. On y voyait clair. Bien des choses ont changé par ici depuis mon enfance, mais ce petit bois et son allée couverte avec son enceinte presque intacte demeurent immuables, placés en dehors du courant de la vie quotidienne. Quel que soit le temps et même par calme plat, j’avais toujours entendu à son entrée la mer mugir et le vent souffler par rafales. Comme le bruit de la mer au creux de certains coquillages, ces bruits, gardiens de ce lieu mystérieux, y semblent enfermés pour des millénaires. Je ne m’inquiétais pas. Je savais qu’une fois l’entrée franchie, tout se calmait.

            « Cette nuit encore, je fus accueilli par le même mugissement menaçant. Mais cette fois-ci il ne se calma pas. On se serait cru dans un maelstrom ! Je butai dans le piège des branches basses. J’entendis le bas de mon jeans craquer, déchiré par les ronces qui s’accrochaient à ma peau. Oui, c’était vrai, il y avait longtemps que je n’étais venu. Et pourtant je revenais ! J’avais besoin de revenir ! Je voyais l’allée couverte, paisible sous la lune. Je ne pouvais l’atteindre. Mon regard était brouillé de larmes. Une colère impuissante grondait en moi. Je trébuchais tous les trois pas, me relevais pour retomber. Un vent glacé me repoussait. Mais on est en été me criait ma raison, et tu es dans un petit bois de rien du tout ! Je le savais. Mais arbres et ronces m’empêchaient d’avancer et le vent glacial me perçait douloureusement les oreilles. Je ne voulais pas reculer. Il n’y avait rien à faire, je ne pouvais avancer. « Tiens bon ! » J’avais crié à haute voix.

            « Je tombai une fois de plus, mais au lieu de me remettre debout je m’accroupis dans la position du scribe. Je fermai les yeux et traçai mentalement un cercle m’abstrayant du monde alentour. Dire que Nedjma m’avait appris cela, et que je l’avais oublié. Pas le temps. Dans la nécessité absolue, voilà que ça revenait. C’était difficile. Le vent me faisait mal. A chaque craquement de branche, je sursautais et devais tout recommencer. Enfin me voici à l’abri dans le cercle, libéré de l’extérieur, en paix. Les yeux fermés, je prononçai l’appel que m’avait transmis Nedjma.

            « Un point violet se mit à briller dans l’espace, puis des objets explosèrent hors de mon corps. J’en reconnus au passage. Jaillit un arbre fort branchu aux racines enchevêtrées, bientôt suivi d’un garçon qui me ressemblait comme un frère. Une grande lumière m’inonda de l’intérieur. Lui succéda une sensation d’étouffement, d’enserrement forcené. Je demeurai dans le cercle. Le filet qui m’enserrait craqua, s’ouvrit. Nefer était libre !

            « Je te retrouve, ma mie, ma source ! Plus jamais ne serons séparés… »

            « J’ouvris les yeux. Alentour la lumière vibrait en palpitations intenses. A l’intérieur, un chant immense, le chant des retrouvailles. J’avançai sans encombre vers l’allée couverte. J’en franchis l’enceinte. Soudain une flèche de lumière m’atteignit au centre du plexus, me faisant éclater mille soleils dans le corps. Je poussai un cri de douleur et me pliai en deux. Mais c’était déjà passé. Je me redressai. La flèche lumineuse laissait dans ma poitrine un triangle irradiant. Mon âme avait reçu son bouclier. Une joie indescriptible nous habitait. Désormais, avec pour bouclier le triangle irradiant, nous allions parcourir le monde pour connaître, pour donner notre joie, et réveiller les mémoires avec des histoires, des dessins ou des gravures, et avec la chaleur de la fraternité. Je promis. »

 

            Le silence s’était installé dans la salle de séjour.

 

            « Cette nuit-là, je rencontrai Nefer », poursuivit Efflam presque dans un murmure. Et depuis, ce n’est plus mon corps qui habille mon âme, c’est mon âme qui vêt mon corps de lumière. »

 

            Dehors, l’orage s’était arrêté. On n’entendait que la pluie et le feu crépitant doucement dans la cheminée. Dans la pénombre, Efflam semblait rayonner d’une présence chaleureuse.

            « C’est depuis cette nuit-là que tu es parti ? » demanda Barbara.

            « Oui, depuis cette nuit où Nefer m’a expliqué la vie et la fraternité, j’ai voyagé pour apprendre encore et pour réveiller les mémoires. J’ai beaucoup appris, il me reste encore plus à connaître et à intégrer pleinement, mais où nous passons je fais rêver aux voyages immobiles au fond de soi. Avec du sable, de la terre ou de la pierre, avec de la craie… ou des mots. »

            Le lendemain, Efflam repartait. Aucun d’eux ne l’a plus revu, aucun d’eux ne parle de lui. Pourtant, chacun a gardé fiché dans le cœur le désir du voyage immobile dans un bois banal ou dans le calme d’une chambre.

            Est-ce pour cela que Barbara et Fanch ont parfois le regard empli d’étoiles ?

            Est-ce pour cela que Maria sent s’ouvrir une brèche dans sa poitrine, certains jours où la brume l’enveloppe ?

            Est-ce pour cela qu’Yves se demande parfois si Efflam n’était pas autre chose qu’un excellent conteur ?

            Nul ne le saura jamais.

           

 

 

 

Extrait de Sur les sentiers magiques, de Witty, 1982. Edition épuisée.

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La publication a un commentaire

  1. meg

    Si chaleureux ,cette histoire vous emporte ,et il vous fait chercher votre propre Nefer

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