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Conté par Waï-Da Witty

Tu sais, je ne peux pas croire que tu sois un vrai lynx.
Un vrai lynx ne regarde pas comme cela.
Un vrai lynx ne dit pas tout ce que tu dis avec tes yeux.
Broudic regardait devant lui le poster de lynx. Il semblait le fixer lui aussi, de ses yeux de jade. « Je te le donne parce qu’il te ressemble » lui avait dit ce matin Eric au collège, que traversait par instants le cri des goélands volant au-dessus du petit port breton. Il avait ri mais maintenant il se sentait mal à l’aise. C’est vrai qu’en se regardant dans la glace il se trouvait le même regard, la même expression.
Cette nuit-là, il se réveilla, toujours mal à l’aise. La pleine lune éclairait la chambre d’un jour laiteux. Fasciné, il regardait en face de lui l’image du fauve, son « jumeau » félin.
Et soudain il se sentit aspiré, projeté dans l’espace et se retrouva à quatre pattes auprès d’une rivière dont le son cristallin lui chatouilla les oreilles. Il faisait frais près de l’eau et il éternua. Son éternuement résonna drôlement. Un homme à côté de lui éclata de rire et lui donna une tape amicale sur la tête. Il avait le teint cuivré et une très belle ceinture d’Indien. D’Indien ?!
« Où suis-je donc ?! » pensa Broudic. Il voulait parler mais ne le pouvait pas. Il n’était pas au bout de ses surprises. Se penchant distraitement sur l’eau, il s’entendit dire : « Pschhh…» comme un chat en colère, en voyant son image, l’image d’un jeune lynx à l’air encore bien innocent.
« Ça alors ! » s’exclama-t-il dans sa tête. « Je suis devenu le lynx de la photo. »
Il se sentit attraper par la peau du cou et c’est dans cette position si peu digne qu’il fit son entrée dans un tipi d’Amérindiens.
Une fillette aux longues tresses noires ornées de rubans de différentes couleurs était assise par terre et modelait un pot de terre.
« Regarde ce que je t’apporte, Fleur-Sauvage », lui dit Chemise Rouge, son père. « Les Blancs ne se contentent plus d’entrer dans notre réserve comme dans un moulin. » (C’était un Indien qui avait sans doute voyagé pour connaître cette expression.) L’autre jour, il s’agissait d’un chasseur d’images, aujourd’hui d’un chasseur tout court malgré les interdictions. Il a tué la mère de ce petit lynx. Si on ne s’en occupe pas, il va mourir. Tu veux bien le prendre en charge ? »
Fleur-Sauvage sauta de joie ! Et tout de suite Broudic-Petit lynx l’aima.
Ce qui l’étonnait le plus ce n’était pas d’être un lynx, ce n’était pas d’être chez des Indiens, c’était de comprendre une langue amérindienne ! Jusque là il ne s’était pas beaucoup intéressé aux langues étrangères, en classe il n’était pas spécialement doué en anglais, et voilà que maintenant il en comprenait une, et en parlait une autre, le langage de feulements lynx. Et de ronronnement. Car en cette minute il ronronnait doucement à côté de la fillette qui lui avait servi une pleine jatte de lait en le caressant et en lui parlant avec douceur.
Il se réveilla dans son lit tout éberlué, bâilla, détendit ses membres à la manière d’un jeune félin, puis se secoua et alla se brosser les dents à la façon d’un jeune garçon. Il avait le cœur joyeux à cause de son joli rêve.
Un rêve ? La nuit suivante, cela recommença. Et ainsi toutes les nuits il se trouvait en Amérique. Avec le changement d’horaire entre le continent européen et le continent américain, là-bas c’était le jour. Et donc le long du jour américain, Broudic-Petit lynx jouait avec Fleur-Sauvage ou restait à côté d’elle, la regardant travailler. Elle confectionnait de la très belle poterie qu’elle décorait avec des couleurs qu’elle obtenait en broyant dans un mortier une sorte de pierre terreuse, de teinte ocre rouge, ou des morceaux de turquoise que son père allait chercher dans la montagne.
Lorsqu’elle allait à l’école, il l’attendait, les yeux mi-clos, devant la porte du grand tipi qui servait de classe. Tous les enfants l’avaient adopté et il les trouvait bien sympathiques, mais Fleur-Sauvage, elle, il l’aimait. Et elle le lui rendait bien. Il ne pouvait pas parler mais ses yeux de jade étaient si expressifs que les Indiens, qui connaissaient les animaux, voyaient bien qu’il était bizarre pour un animal. L’un d’eux s’était même exclamé : « Peut-être est-ce l’esprit de l’un de nos grands chefs ! » Broudic avait ri silencieusement dans ses moustaches de jeune lynx mais avait pris ensuite une attitude majestueuse, comme pour confirmer ce qu’avait dit l’Indien. Sacré farceur ! Là-dessus il avait été appelé Frère-Lynx.
Broudic-Frère-Lynx observait tout autour de lui. Le matin tôt il voyait la maman de Fleur-Sauvage, Armadillo, partir pour le champ de maïs avec d’autres femmes. La nourriture de la tribu avait pour base le maïs, et c’était le moment de s’occuper de sa culture. Ensuite, il pousserait tranquille, sans exiger de soins, à condition de pouvoir être suffisamment arrosé cette année. Après avoir travaillé dans les champs, il fallait qu’Armadillo et ses compagnes aillent chercher de l’eau. La petite rivière était assez éloignée mais elles ne s’en plaignaient pas, appréciant sa présence à sa juste valeur. C’était le printemps et elle bondissait en un flot généreux.
Le père de Fleur-Sauvage, lui, confectionnait de très beaux bijoux en argent rehaussé de pierreries, surtout des turquoises qui abondaient dans les environs. Il les vendait aux visiteurs pendant la saison touristique. Chemise-Rouge était aussi shaman, homme-médecine. En dehors des cas graves, d’opérations par exemple, ou d’épidémies pour lesquelles on faisait appel à un médecin Blanc, c’était lui qui était responsable de la santé de la tribu. Il était obligé de parcourir de longues distances à pied pour trouver les herbes nécessaires à la préparation des remèdes. Parfois il acceptait que Fleur-Sauvage l’accompagne. Il lui transmettait ainsi ses connaissances.
Fleur-Sauvage rêvait de servir les siens et savait déjà comment : elle deviendrait institutrice et enseignerait aux petits Indiens le savoir moderne pour qu’ils puissent vivre sur un pied d’égalité avec les nouveaux-américains, mais elle leur donnerait aussi la connaissance de la nature, car cela c’était la richesse et la responsabilité des Indiens.
De retour en Bretagne, Broudic pensait à tout cela. Il faisait des recherches sur les anciennes civilisations du continent américain. Il s’appliquait également en anglais et faisait des progrès étonnants. « Eh bien », se disait-il, « si un jour je dois aller voir Fleur-Sauvage en tant que Broudic, j’ai intérêt à connaître l’anglais, sinon je ne pourrai jamais trouver sa réserve en Amérique ! »
Les mois passaient et toutes les nuits l’esprit de Broudic voyageait pour rejoindre Fleur-Sauvage. Il s’introduisait dans le corps de Frère-Lynx et le tour était joué. Mais il commençait à se fatiguer. Sa mère s’inquiétait et commençait à le trouver bizarre. Une autre chose l’intriguait aussi : la ressemblance de son fils avec le lynx de la photo accrochée au mur – mêmes yeux, même expression.
« Tu sais », lui dit-elle un jour, « tu devrais peut-être ôter ce poster. Est-ce que tu ne rêves pas beaucoup en ce moment ? »
« Euh, bof », fit Broudic, embarrassé.
Cette nuit-là comme les autres, Broudic se réveilla et son esprit s’en alla dans le corps du jeune lynx. Il était anxieux. Il pressentait un danger. Fleur-Sauvage faisait jouer ses petits frères et sœurs ainsi que leurs copains, accroupis dans le sable quand, surgis silencieusement, deux hommes de haute stature étendirent leur ombre sur eux.
Le lynx reconnut instantanément l’un des deux hommes. C’était lui qui avait tué sa mère. Il découvrit ses crocs et cracha vers lui, l’air menaçant. Fleur-Sauvage posa la main sur sa tête pour le calmer mais il la sentait angoissée. Ce matin il n’y avait pas d’adultes. En vue de la préparation d’une fête importante, ils étaient tous partis en dehors du village pour vaquer à des occupations inhabituelles.
« On m’a dit que ton père vendait des bijoux et des ceintures », fit l’un des hommes.
« Il n’est pas là, revenez plus tard », répliqua Fleur-Sauvage et elle se mordit la lèvre aussitôt. Maintenant ils savaient qu’elle était seule.
« Va chercher quelqu’un d’autre alors. On sait bien qu’il y a des Indiens ici, puisque c’est une réserve. Vous êtes encore bien assez nombreux ! » fit l’autre en éclatant d’un gros rire.
Fleur-Sauvage rougit de colère. « Revenez plus tard, ou allez vous-en au diable comme on dit chez vous, ce sera encore mieux ! » leur cria-t-elle.
L’homme qu’avait reconnu Frère-Lynx s’avança, l’air mauvais. Le lynx, le poil hérissé, prit son élan, prêt à bondir, mais l’autre homme calma son camarade en marmonnant quelques mots et ils s’en furent en levant ironiquement leur chapeau devant Fleur-Sauvage.
« Ah ces Indiens, on a beau les mettre dans ces espèces de zoos, on croit les avoir dressés, eh bien non, toujours prêts à mordre », grommela l’un d’eux.
Broudic-Frère-Lynx regarda si intensément son amie pour lui dire qu’il comprenait sa révolte, qu’il l’aimait, qu’il la défendrait contre tous les dangers, même s’il devait en mourir, que la fillette se pencha sur lui et lui dit tout bas, d’une voix grave, en plongeant son regard noir dans le regard vert :
« Tu sais, je ne peux pas croire que tu sois un vrai lynx. Un vrai lynx ne regarde pas comme cela. Un vrai lynx ne dit pas tout ce que tu dis avec tes yeux. Oh comme je voudrais que tu te transformes en un beau guerrier comme dans l’une des histoires de ma grand-mère. Tu m’inviterais à partager le même tipi… N’attends pas trop longtemps, dans quelques années je serai trop vieille. »
Broudic rit dans sa tête, Fleur-Sauvage n’avait que douze ans comme lui !
Les heures passaient. Bientôt tout le monde serait de retour. Frère-Lynx faisait semblant de dormir, mais il était aux aguets.
Soudain il dressa l’oreille. Quelque chose se passait dans le tipi. Il s’y glissa furtivement. Il était juste temps. Les deux hommes avaient fendu l’arrière de la tente et remplissaient un grand sac de toute la production qu’avait préparée le père de Fleur-Sauvage pour la saison touristique. Le lynx bondit, il y eut un coup de fusil, un cri, des rugissements. Là-dessus un nuage de sable annonça l’arrivée des hommes de la tribu. Les enfants criaient. Le père de Fleur-Sauvage se précipita chez lui. Il y eut le bruit mat de coups de poings, des jurons, et bientôt Chemise Rouge éjectait l’un des hommes en le balançant par le fond de son pantalon. Puis l’autre, le chasseur, sortit sans demander son reste, les jambes tremblantes, avec le lynx sur ses talons. Tous les deux furent ficelés comme des saucissons et remis aux autorités légales.
Fleur-Sauvage pleurait cependant, la tête enfouie dans la fourrure de Frère-Lynx. Elle avait peur pour lui : l’un des hommes l’avait blessé d’un coup de fusil. Chemise Rouge la rassurait :
« Ce n’est pas grave, la balle l’a éraflé et il est robuste. »
Broudic se réveilla l’épaule endolorie. Il ne pouvait plus bouger le bras et une longue traînée rouge partait de l’épaule. Le médecin appelé d’urgence s’étonna :
« Ce n’est pas bien grave, mais je ne comprends pas comment il a pu se faire ça en tombant du lit », dit-il à la maman de Broudic. « On dirait qu’une balle l’a éraflé. »
Sa mère resta muette. Cependant, quand le médecin fut raccompagné par le père de Broudic, elle décrocha le poster et l’enferma dans le tiroir du bureau du jeune garçon. Puis elle regarda son fils avec insistance :
« Il y a des jeux dangereux, promets-moi de ne plus en user mon gros chat », fit-elle avec un long soupir. Son expression était étonnante. Sous le calme apparent et la taquinerie, elle conjuguait l’anxiété et l’irritation qui en naissait. « Tu m’as vraiment fait peur », ajouta-t-elle soudain en le prenant dans ses bras et en l’embrassant tendrement.
Broudic le lui promit. Et il se promit aussi qu’un jour il irait retrouver Fleur-Sauvage et qu’il lui demanderait de partager le même tipi.
C’est ainsi que quelques années plus tard, un matin de printemps, un jeune ethnologue breton arriva dans la réserve de Chemise Rouge. Il parlait couramment la langue amérindienne de cette nation, mais il n’eut pas besoin de demander son chemin pour trouver le tipi de Fleur-Sauvage. Entourée de petits élèves, une ravissante jeune fille, avec à ses pieds un vieux lynx aux yeux mi-clos, montrait comment décorer des pots d’argile rouge.
Lorsque Broudic approcha, le lynx le regarda et les yeux de jade se rencontrèrent. Chacun d’eux eut un tressaillement et comme un petit sourire de connivence. Fleur-Sauvage les regardait, stupéfaite. Les mêmes yeux, la même expression, des « jumeaux », l’un humain, l’autre félin.
Broudic murmura très bas : « Je suis venu, comme dans l’histoire de ta grand-mère. Ton tipi est-il toujours prêt à me recevoir ? »
Bientôt ce fut la plus belle fête qu’on eut jamais vue dans la réserve. Tout le monde avait très vite adopté Broudic. Cependant Fleur-Sauvage était la seule à l’avoir reconnu et à connaître le secret des « jumeaux ». Quant à Frère-Lynx, heureux, il eut tôt fait de s’installer dans le nouveau tipi de Fleur-Sauvage et de Broudic. Sûrement qu’il ferait sensation s’il les accompagnait en vacances en Bretagne !

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