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Ces rêves noués en mailles multicolores

Ces rêves noués en mailles multicolores

Conté par Waï-Da Witty

Un petit conte pour vous souhaiter un immense soleil au coeur

au milieu des brouillards du monde

                Le vent mène en hurlant une sarabande démente, ployant les arbres et jetant la pluie en rafales affolées contre tout ce qui ose s’opposer à sa course. Mais de la petite chapelle obstinément cramponnée au roc, jaillissent de la lumière et des chants. La messe de minuit est commencée.

                « Dire qu’il a fallu venir ici pour faire plaisir aux parents », pense le jeune Youenn. « Et en plus, quelqu’un a baissé le chauffage pour faire des économies d’énergie. Je n’ai vraiment pas chaud. Heureusement qu’au Lycée, Annick m’a dit que ses parents lui laissaient la maison pour une teuf avec ses amis si elle le voulait, et qu’ils allaient passer le réveillon du nouvel an chez leurs propres amis. Ca remonte le moral ! Tiens, il y a un morceau de vitrail cassé par la tempête. Et une étoile qui brille au travers… Trop beau !»

La pluie s’est arrêtée.

                Et Youenn se prend à rêver…

                Il est devant la porte du Lycée, un jour du début de l’hiver de l’année 3094. Il est revêtu d’une combinaison argentée étanche à l’air et d’une sorte de casque sphérique transparent. Les problèmes d’énergie ont été résolus : des voitures ovoïdes circulant sur coussin d’air se croisent et se recroisent dans les larges avenues goudronnées de ZXO 33. Youen attend Annick. Youenn et Annick sont leurs noms secrets. C’est lui qui les a inventés, il ne sait pas trop pourquoi. Leurs vrais noms sont Z3003 et ZA 4002. C’est plus rationnel. Youenn regarde des enfants jouer dans un square sous le regard tranquille d’un robot surveillant. Oh, ils ne risquent rien. Les animaux n’existent plus depuis longtemps. Et toute possibilité d’infection par des microbes, des virus ou des insectes a été éliminée : tout le monde porte un casque aseptisant, et l’an dernier on a détruit dans la cité les derniers restes de végétation porteurs de germes, de pollen favorisant les allergies, de bactéries, etc. On les a remplacés par des sculptures fonctionnelles, bien plus hygiéniques. Tous les trimestres, le service sanitaire vient les désinfecter. Imputrescibles et presque inusables, elles sont bien plus économiques que de vrais arbres.

  • Et Annick qui ne vient toujours pas. Il va bientôt être l’heure de notre tranche de loisir. Ah, la voici ! 
  • Salut, Youenn ! 
  • Salut, Annick ! Ca va ? 
  • Oh oui, on s’est bien marrés au cours d’histoire. Figures-toi que dans le temps, en l’an 2020 et des poussières ZX0 s’appelait Lannion. C’est absurde, tu ne trouves pas ? Je me demande comment les gens s’y retrouvaient avec des noms de ville sans numéro. En plus, tiens-toi bien, ils ne découpaient pas leur journée et leur nuit en tranches. Sauf pour le travail. Il y avait une tranche-travail, assez longue d’ailleurs. Autrement, tout était anarchique. Pas de tranche-loisirs de telle heure à telle heure, pas de tranche-sommeil de telle heure à telle heure, le désordre, quoi. 
  • Je me demande comment ils pouvaient vivre de cette façon, dit Youenn – Z 3003. Ils ne devaient vraiment pas être rentables. Mais dépêchons-nous. Sinon, nous allons empiéter sur la tranche-Loisir-des-Travailleurs-Travailleuses, et ça va faire des drames.

  • D’accord, d’accord, mais on peut toujours parler en marchant. Ce qui m’a le plus étonnée, c’est le temps considérable que ces gens prenaient pour manger. Ils n’avaient bien entendu pas encore inventé la pilule nutritive, et ils passaient une bonne partie de leur vie à faire cuire des aliments divers et à les manger tout aussitôt. Ils y prenaient plaisir. C’est invraisemblable. En dehors de cette occupation majeure, ils en avaient une autre. Pour eux, un homme et une femme ne vivaient pas ensemble par souci d’hygiène sanitaire et d’économie d’espace vital, mais pour ce qu’ils appelaient « l’amour ». Cela engendrait une série de complications qui les occupaient également beaucoup. D’autant plus qu’ils étaient responsables d’enfants qu’ils faisaient ensemble car la technique de bébés-éprouvettes n’avait pas encore été mise au point.
  • L’amour…, murmure Youenn, rêveur. Je me demande si ce n’est pas cette chose étrange que je ressens parfois…
  • C’est vrai que tu es bizarre parfois, dit Annick. Puis, tu es si rêveur…

Elle s’arrête de marcher et prend la main de Youenn dans la sienne. Ils se regardent dans les yeux à travers leur casque-réservoir d’oxygène industriel. Annick rajuste son casque et reprend, baissant la voix :

  • Est-ce que tu ne fréquenterais pas des « mangeurs de fleurs » ? Tu peux te confier à moi, tu sais. Je ne le dirai pas à la séance hebdomadaire de confession-autocritique publique.

Les « mangeurs de fleurs » sont des hommes et des femmes n’ayant pas assimilé le progrès. Ils s’obstinent à vivre comme les sauvages d’autrefois dans les quelques forêts et prairies qui n’ont pas encore été rasées et macadamisées, faute de crédits. Comme leur nombre est infime, personne ne s’en est inquiété jusque récemment. On les appelle « mangeurs de fleurs » parce qu’un groupe d’ethnologues et d’autres observateurs scientifiques qui les a étudiés sur place les a vus manger des artichauts, des choux-fleurs, des brocolis et d’autres plantes. Ils ont aussi gardé quelques animaux avec eux, les seuls spécimens survivant sur la planète maintenant qu’on peut tout produire artificiellement.

Cependant, le gouvernement mondial s’est ému ces dernières années du fait que ces sauvages semblaient influencer de plus en plus d’intellectuels et de jeunes gens. Le mois dernier, il y eut même un scandale qui aggrava la situation : un éminent savant se demanda au cours d’un débat public diffusé à l’échelle mondiale, sans doute par erreur, si le mode de vie de ces sauvages n’était pas en fait plus normal que le nôtre, et s’il n’aurait pas mieux valu rester des êtres humains plutôt que de devenir des machines humaines, ce dont nous étions si fiers. L’émission fut brusquement interrompue et le lendemain, un communiqué aussi grave que bref fut publié sur tous les supports possibles : « « Les mangeurs de fleurs » sont désormais mis hors la loi, et quiconque les aidera ou les fréquentera sera passible des peines les plus sévères. »

                Youenn sourit : « Même si je fréquentais les « mangeurs de fleurs », tu ne me dénoncerais pas ? Mais pourquoi ? »

                « Je ne sais pas », murmure Annick.

                Ils sont arrivés à l’aire des loisirs et chacun d’eux remplit consciencieusement sa tranche de loisirs. Ils sortent après avoir pointé soigneusement leur fiche respective. La nuit est tombée. Il ne reste plus à chacun d’eux qu’à rentrer dans son logement-alvéole, à avaler ses trois pilules nutritives et à s’installer confortablement pour assister à la tranche-culturelle diffusée automatiquement sur le mur blanc vide de toute décoration personnelle, pour ensuite s’endormir profondément après avoir pris son cachet de somnifère.

                Au moment de le quitter, Annick met la main sur le bras de Youenn en s’exclamant «Regarde ! » Ses yeux verts sont levés vers le ciel.

                Youenn lève la tête et voit à travers le brouillard de la cité une étoile qui se déplace nettement et régulièrement du Nord vers l’Est.

                « C’est curieux », dit Youenn. « Elle n’a pourtant ni la lumière ni la forme d’un satellite. »

                Annick et lui se regardent, puis résolument, sans un mot, ils se mettent à suivre l’étoile. Ils traversent ainsi la ville et ses environs. Plus loin, ils sont saisis par l’obscurité et le silence. Ils se prennent par la main, une transgression de plus. Maintenant qu’elle n’est plus au-dessus de la lueur orangée de la ville, l’étoile brille merveilleusement. Les jeunes gens approchent d’une « zone-sauvage ». Ils le savent mais continuent d’avancer. Ils ne sont plus seuls. Leurs yeux se sont habitués à l’obscurité, et ils devinent d’autres formes qui, elles aussi, suivent l’étoile flamboyante. Elle s’arrête enfin au-dessus d’une petite maison construite comme au temps des aïeux. De vrais arbres l’entourent et du sol jaillit de l’herbe. La porte est ouverte et la lumière qui en sort danse, chaude et accueillante. Youenn et Annick font comme les autres. Ils frappent doucement à la porte ouverte et entrent chez les « mangeurs de fleurs », des fugitifs sans doute, depuis le récent décret.

                A l’intérieur, il y a un homme et une femme sans casque et sans combinaison. Elle a de longs cheveux et une robe de coton. « Comme dans les anciens contes transmis secrètement », pense Youenn. Couché sur une petite couette, réchauffé par le souffle d’un âne et d’un bœuf, dort un tout jeune enfant. Il est nimbé de lumière et sourit dans son sommeil. Youenn, touché par sa beauté, se courbe pour mieux l’admirer. L’enfant ouvre les yeux et le regarde. Et Youenn se sent inondé de lumière. Il sent fondre tous ses liens de citoyen lambda de ZXO 33. Toute sa programmation, savamment élaborée par la société dès avant sa naissance, est bouleversée. Il arrache son casque-réservoir d’oxygène industriel devant Annick stupéfaite, et l’air naturel déchire ses poumons comme s’il naissait une deuxième fois.

                « Je vis ! » s’écrie-t-il, émerveillé, à Annick. « Je suis Youenn, tu es Annick, et tous ici sont nos amis. Il faut que tous sur la planète connaissent cette joie. Il faut leur rappeler qu’ils sont des hommes, des femmes, non des machines ! »

                Le prof’ de philo du Lycée est là, lui aussi. Et lui aussi s’est courbé pour mieux contempler l’enfant. Il se relève et sourit à Annick et Youenn en disant : « Tant que nous aurons du rêve-souvenir d’une autre dimension, tant que nous aurons de l’amour caché au fond du cœur, et que nous serons assoiffés de beauté et de lumière, nous pourrons nous extraire de notre endormissement, nous pourrons être libres ! L’espoir est né une nouvelle fois…»

                Youenn reçoit un coup de coude dans les côtes. « Dis-donc, réveille-toi », chuchote sa sœur d’un ton énergique. « C’est le moment de chanter. » Et Youenn, illuminé par son aventure dans le futur antérieur, se met à chanter, éclatant de joie : « Il est né le divin enfant… »

                Dehors la tempête fait rage, mais en lui c’est le chant du rêve éternel des êtres humains. Du souvenir de leur réalité à jamais là quoi qu’il arrive ? Ainsi jaillit, à des saisons différentes, ce rêve aux noms divers… dans les pagodes et les mosquées, dans les synagogues, les temples et les petites chapelles courageusement cramponnées au roc et dans le cœur de celui et de celle qui savent regarder et écouter. Peut-être un jour, tous ces rêves noués en mailles multicolores tisseront-ils un monde de lumière et de joie. Après tout, pourquoi pas ? N’est-ce pas Noël, jour de l’espérance, ce Noël  lié à l’origine à la renaissance du soleil lors du solstice d’hiver ?

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