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LA NUIT DU VIOLONEUX

LA NUIT DU VIOLONEUX

Conté par Waï-Da Witty

ensorcelée par un tableau de Chagall

       C’était il y a longtemps, au Moyen Age peut-être. Un jeune homme rendait visite tous les jours à sa promise. Elle était ravissante avec ses joues roses, ses cheveux follets qui s’échappaient de sa coiffe et son visage penché sagement sur sa broderie.

       « Bien trop sagement », se disait par devers soi le jeune homme fort amoureux.

       Pour la distraire de son ouvrage, il jouait du pipeau et lui racontait des histoires, car il était poète. Elle levait les yeux, souriait avec indulgence comme une mère devant les extravagances de son enfant, puis se replongeait dans son travail.

       Quand le jeune homme tentait de lui voler un baiser, elle murmurait avec reproche : « Oh, Julien ! Vous savez bien qu’il faut être sage. Mes frères ne sont pas loin. Mon père peut nous voir de son atelier de menuiserie. Et ma mère nous surveille du coin de l’œil par la porte de la cuisine ».

       Heureusement, dans cette maisonnée si sévère, quelqu’un faisait fête à Julien dès son arrivée. C’était une petite chatte au poil blond et soyeux et aux yeux couleur d’agate. Elle percevait son approche bien avant qu’il ne soit visible de la maison. Et elle se préparait à le recevoir : elle lissait sa fourrure, faisait une ultime toilette tout à fait inutile, puis elle s’avançait sur la route, la queue dressée à la verticale. Ronronnante, impatiente, ondulante, elle allait à la rencontre de Julien et l’accompagnait jusqu’auprès de sa promise. Sitôt assis, elle sautait sur ses genoux et, après lui avoir fait mille chatteries pour accaparer son attention, elle s’installait et savourait voluptueusement ses caresses.

       Un jour, mis de méchante humeur par la trop grande sagesse de sa trop parfaite promise, le garçon s’exclama : « J’aurais eu plus grand bonheur à recevoir pour promise cette petite chatte que vous, ma mie. Si vous me prodiguiez ne serait-ce que le dixième des marques d’affection qu’elle m’accorde si généreusement, je serais le plus heureux des hommes ».

       La damoiselle leva les yeux de son ouvrage. Ils lançaient des éclairs, mais c’est d’une voix glaciale qu’elle répondit : « Allez donc voir la sorcière du Bois-Joli. Elle pourra sans doute vous être utile. Avec vos manières de grand matou aux yeux verts, vous seriez en effet mieux marié à une chatte qu’à une jeune fille de ma qualité ! »

       « Chiche ! » prononça Julien entre ses dents.

       Et, mettant la chatte sous son bras, il partit en claquant la porte. La sorcière du Bois-Joli ne s’étonna guère de sa requête. Elle en avait vu d’autres. Pour paiement, elle demanda à Julien un poème dont les mots seraient assez puissants pour faire bruire les feuilles des arbres et frissonner l’eau des étangs.

       « Reviens dans trois jours et trois nuits », lui dit-elle. Si ton poème est tel que je te l’ai commandé, je remplirai, à mon tour, mon contrat. Sinon… »

       Elle éclata de rire et Julien sentit les cheveux se dresser sur sa tête.

       La sorcière garda la chatte et Julien partit chercher l’inspiration sur la falaise. Il y resta immobile pendant trois jours et deux nuits, à l’écoute au milieu du champ de menhirs.

       Le troisième soir, il se rendit chez la sorcière. Et son poème fit frissonner l’eau de l’étang et bruire les feuilles des arbres si joliment que la sorcière en eut les larmes aux yeux et qu’elle embrassa Julien sur la bouche. Il ne s’en plaignit point, car elle était fort belle.

       Ensuite, elle sortit la chatte du panier où elle l’avait enfermée et lui fit avaler, de force, un élixir aux teintes glauques. La pauvre bête fut atteinte de convulsions, puis s’immobilisa, toute raide. « Tu l’as tuée ! » s’exclama Julien, horrifié.

       Alors la forme de la chatte sembla s’agrandir, se diluer dans l’espace pour se recomposer, et bientôt Julien eut devant lui la plus belle jeune fille qui se pût imaginer. Ses longs cheveux cendrés la recouvraient d’un manteau soyeux et chatoyant, laissant deviner un corps parfait. Elle souriait, enchanteresse. Lorsque Julien plongea son regard dans le mystère des yeux couleur d’agate, il en tomba éperdument amoureux. Ce n’était plus là amour de promis à promise, mais amour fou, l’amour du coup de foudre.

       Il appela la petite chatte Agathe, et ils vécurent en sauvages, cachés au fond du Bois-Joli. Les jours s’écoulèrent, remplis d’un bonheur extraordinaire. Le printemps passa, puis l’été. Et Julien se souvint de l’hiver. Il fallait rentrer au village, travailler pour préparer un hiver confortable pour Agathe.

       Ainsi fut fait. Pendant qu’il travaillait, Agathe se promenait dans le village. Sa démarche ondulante, son adorable visage triangulaire et sa chevelure aussi troublante qu’une fourrure eurent tôt fait de tourner la tête de tous les hommes du village. Cela ne dérangeait pas Agathe, bien au contraire. Elle n’aimait que Julien ; cela l’amusait cependant d’affoler tous ces hommes comme elle l’avait fait, en son temps, avec les matous. A cette époque-là, déjà, elle n’aimait que Julien.

       Julien, lui, crut son amour perdu. Il ne dit rien et un soir, son cœur se brisa. En le voyant défaillir, Agathe s’élança avec un cri rauque qui ressemblait davantage à un miaulement désespéré qu’à un cri humain. Trop tard. Elle eut juste le temps de le retenir dans ses bras et de l’entendre murmurer son prénom dans un souffle. Il expirait.

       Cette nuit-là, la neige se mit à tomber dru. Le village fut bientôt recouvert d’un linceul blanc. Les douze coups de minuit s’égrenèrent dans le silence. On frappa à la porte de Julien. Personne ne répondit. On insista. La porte n’était pas fermée. Elle céda devant un homme grand et sec. Le feu ronfla dans la cheminée. L’étranger regarda Julien, étendu sur le sol. Agathe, redevenue chatte, était couchée sur sa poitrine. De ses yeux coulaient des larmes de femme.

       L’homme haussa les épaules avec un soupir. Il repartait déjà, mais il se ravisa. Après tout, il avait du cœur. Il fixa son regard étrange sur Agathe et Julien, et sortit un violon de son ample manteau. Il sembla s’être figé à jamais. Puis, soudain, il se mit à jouer une musique indescriptible. L’air lui-même se mit à vibrer plus intensément. Alors, Julien bâilla, puis s’étira voluptueusement. Il vit, avec un peu d’étonnement, sa nouvelle forme… Agathe et lui se regardèrent en riant silencieusement comme savent le faire les chats.

       …La neige s’était arrêtée de tomber. Sous la pleine lune s’en allait un matou aux yeux verts. A ses côtés ronronnait une petite chatte aux yeux d’agate. Le violoneux jouait un air endiablé en sautant par-dessus les toits.

       Depuis lors, nul n’a plus revu Julien et Agathe. Cependant, aujourd’hui encore, au Bois-Joli se promènent côte à côte un grand matou et une petite chatte blonde…

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