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Yann-Sklaerder

LES METAMORPHOSES DE YANN-SKLAERDER

Conté par Waï-Da Witty

En Irlande on raconte que le Dagda possédait

une harpe magique pour endormir ses ennemis.

Ici, j’ai entendu l’histoire

d’un homme et d’une bombarde,

une bombarde capable d’éveiller amis et ennemis

pour les faire danser dans la lumière et dans la joie.

     

        Un homme vivait seul, là-bas, dans la lande. Il s’était construit une banale petite maison blanche au toit revêtu de gris. Elle avait cependant une particularité : caché par l’avancée du toit, un grand vasistas transformait le grenier en serre. Cet homme partait au travail tous les matins à sept heures, comme beaucoup de gens d’ici. Tous les soirs il rentrait bien ponctuellement sur son vélomoteur, ôtait ses vêtements de travail, ressortait en pull col roulé, vieux jeans et bottes de caoutchouc et faisait le tour de son jardin embroussaillé qui, hormis un rosier écarlate jailli de façon insolite dans cette sauvagerie, se distinguait difficilement de la lande alentour.

         Ensuite, il montait invariablement dans son grenier où il passait des heures. Qu’y avait-il donc dans ce grenier ? Des fleurs exotiques ? Une volière ? Eh bien, non. Ce monsieur élevait des serpents. C’était son divertissement en dehors des heures de travail. Il avait surtout des couleuvres et des vipères, mais aussi quelques spécimens rares qui lui avaient été expédiés par des hommes de science disséminés à travers le monde. Il les nourrissait, les abreuvait de lait et d’eau de pluie recueillie spécialement et surtout, leur jouait de la bombarde.

         En effet, au printemps de sa vie, il avait embarqué sur un cargo en partance pour l’Inde, avec l’intention de trouver la Connaissance dans ce lointain pays. Malheureusement, à chaque carrefour, dans chaque village, dans chaque temple où il avait pensé pouvoir la rencontrer, on lui avait répondu invariablement : « Dommage, elle vient de repartir, peut-être l’avez-vous croisée sans la reconnaître. » Après plusieurs années d’errance, à bout de souffle et désabusé, il s’était fait admettre comme disciple par un charmeur de serpents passé maître en cet art, pour ensuite le dépasser. Il avait notamment forcé l’admiration de tous à un congrès international de charmeurs de serpents, en improvisant à la bombarde un air de free-jazz qui avait fait se mettre en scoubidou un trio de serpenteaux. Maintenant, il jouait des airs plus calmes. Et la plupart de ses serpents étaient apprivoisés. Avec l’âge, son intérêt pour les reptiles prenait une tournure scientifique. Il avait en particulier réussi à se faire offrir leur venin par les vipères, sans qu’elles se fâchent. Son violon d’Ingres, expression un peu osée en l’occurrence, servait ainsi à fabriquer du sérum antivenimeux et à mieux connaître les ophidiens.

      Cependant, l’échec de sa quête en Inde avait tout de même déçu Yann-Sklaerder[1]. Sa maîtrise des serpents n’avait pas étanché sa soif d’absolu, aussi était-il rentré chez lui avec une fêlure au cœur. Et c’est ainsi que de jeune homme au regard fascinant il était devenu ce M. Bennak[2], Monsieur Quelconque, l’employé modèle. Seuls ses yeux noirs gardaient quelque chose d’étrange. Souvent celui ou celle qu’ils regardaient se sentait mal à l’aise, puis se mettait à désirer violemment tout lâcher et partir à l’aventure. Mais M. Bennak regardait rarement les gens.

         Et nul ne savait qu’en réalité ce que M. Bennak traquait tous les week-ends dans la lande et dans la forêt, au soleil et dans la pénombre des sous-bois, ce n’était pas des champignons ou des escargots, ce n’était même pas vraiment des serpents, c’était la vouivre, le serpent de lumière, le serpent de la connaissance. Oui, il n’avait pas oublié son rêve d’adolescent. Et malgré les fils d’argent mêlés à ses cheveux bruns, il n’avait pas vraiment quitté l’enfance. Cela, nul n’aurait pu le deviner.

         Un soir d’été, alors que notre petit homme rentrait de son travail sur son vélomoteur, un orage effroyable éclata soudainement, remplissant la lande de son fracas. Les éclairs craquelaient le ciel. L’air crépitait d’électricité. La pluie se mit à déferler, chargée de grêlons. Des ruisselets envahirent les chemins creux tout aussitôt. Puis, aussi soudainement, le roulement du tonnerre s’éloigna et la pluie fit place à un soleil resplendissant.

         Monsieur Bennak était trempé jusqu’aux os. A l’instant où il entrait dans son jardin, un magnifique arc-en-ciel jaillit de l’infini pour aboutir sur la verrière du grenier. M. Bennak sentit son cœur se gonfler de joie devant tant de beauté. A cette fraction de seconde, tout lui sembla possible. Mais il sursauta et s’écria :

« Gast ! J’avais oublié le vasistas ouvert. Pourvu que la grêle n’ait rien abîmé là-haut ! »

           Et il grimpa d’une traite au grenier. Non, la grêle n’avait rien brisé et fondait paisiblement. Il ne restait plus qu’à éponger le sol avec une serpillière, ce n’était pas bien grave.

          Bennak partit se changer. Quand il revint dans le grenier, il jeta un coup d’œil par le vasistas entrebaillé, pour voir si l’arc-en-ciel n’avait pas disparu. Quelle ne fut pas sa surprise en voyant ramper sur la vitre un serpent aux écailles arc-en-ciel ! Ses yeux d’améthyste le fixaient calmement. M. Bennak prit sa bombarde sans mouvement brusque et, tout à son émerveillement devant cet être extraordinaire, il lui composa le plus joli morceau de vibrations jamais perçu de mémoire de reptile.

          Le serpent de lumière se faufila à l’intérieur du grenier. Le regard violet plongea dans les yeux noyés d’ombre et le serpent se mit à parler :

       « Frère Homme, j’ai traversé les sept cercles des sept plans pour te rencontrer. Je pensais trouver un enfant, je trouve un homme fait. Il est vrai que le temps n’existe pas là d’où je viens. Et puis, n’est-ce pas un enfant qui pleure parfois dans ton corps d’adulte ? »

       Le lendemain, M. Bennak rendait leur liberté aux couleuvres après avoir expédié les autres serpents chez des amateurs qui leur prodigueraient des soins attentifs. Il se rendit ensuite à son travail, il était très en retard mais cela le laissait absolument indifférent. A son bras gauche, le serpent de lumière formait un bracelet inhabituel. Il portait son pull col roulé et son jeans des moments de liberté. Sa bombarde dépassait d’une poche. Ses collègues ne le reconnurent point en le voyant arriver les cheveux au vent, les yeux étoilés de joie. Mais que faisaient employés et ouvriers massés devant la porte de l’usine à cette heure-là ?! Ah, une grève ?! Cette grève couvait depuis plusieurs jours. Monsieur Bennak, l’employé modèle, ne s’était aperçu de rien. Ce matin-là, redevenu par la grâce de son étrange rencontre le Yann-Sklaerder de son adolescence, il s’écria :

    « Ah bon, une grève ? Si nous en faisions une fête ? »

       Il prit sa bombarde et sonna avec entrain. Les grévistes éclatèrent de rire et se mirent à danser. La fête dura trois jours et trois nuits. Ça sentait bon les crêpes, les galettes et les saucisses chaudes. Pas sûr qu’elles aient été véganes. Au soir du troisième jour, les responsables de l’établissement ne purent guère résister encore à cette musique de joie et de lumière. Ils descendirent danser avec les grévistes, et le lendemain, tous ensemble, ils transformaient la vie dans l’usine.

       Yann-Sklaerder continuait sa route : d’un peu partout, des grévistes faisaient appel à lui. Chaque fois c’était la fête. Dès les premiers sons, la joie dilatait les cœurs, balayait les idées de pouvoir et de gain, délivrait de la peur et tous, amis et ennemis, se mettaient à danser épaule contre épaule.

       Partout où Yann passait, les gens commençaient à travailler juste ce qu’il faut, à boire, à manger, à s’habiller juste ce qu’il faut. Ils prenaient le temps de réapprendre à rêver et à rire, de réapprendre à vivre. Maintenant ils laissaient leur corps libre de se marier avec la couleur du temps, sous le soleil ou sous la pluie ; ils s’abandonnaient aux parfums des bois, à l’odeur âcre de l’océan qui les saisissaient, les entraînaient à se perdre dans le silence bouillonnant de la nature. Pour la première fois depuis jadis, ils se regardaient à nouveau, ils apprenaient à voir, à connaître l’autre, et en voyant l’autre, ils partaient à la découverte d’eux-mêmes.

       Les dirigeants s’inquiétèrent. Cet homme était dangereux. Où il sonnait, les foules se muaient en hommes et en femmes libres. Il fallait l’arrêter. Cependant le son de la bombarde désarmait ses poursuivants. Dès qu’ils l’approchaient, leur cœur se dilatait, leurs yeux se décillaient, et c’était la fête. Alors on recruta une brigade de sourds. Un soir où Yann-Sklaerder campait, solitaire, au bord d’un ruisseau, la brigade lui fondit dessus. Bien entendu, les malheureux étaient restés sourds à l’appel de sa bombarde.

       Yann-Sklaerder, enchaîné et bâillonné fut emmené dans la ville pour l’exemple. Ses amis voulurent le libérer ; la riposte était prévue. Et Yann-Sklaerder assista, impuissant, à la danse des matraques qui avait remplacé sa danse de lumière et de joie. On le déplaça de ville en ville, espérant toujours que les habitants de la dernière ville où on l’enfermait ne réagiraient pas. Peine perdue.

      Yann-Sklaerder souffrait pour ses amis. Il savait qu’à présent ils avaient retrouvé le désespoir, en attendant d’être écrasés par la grisaille de la résignation. Il aurait voulu leur dire que lui-même n’avait pas d’importance et que son chant, ils pourraient le trouver partout autour d’eux, dans les arbres et dans la bruyère, dans le vent, dans les rayons du soleil et de la lune. Mais les murs de la géôle étaient épais. Il était maintenu au secret. Dès le premier jour, on avait brisé sa bombarde… Ses débris s’étaient mystérieusement dissous dans l’air.

       Le tatouage multicolore qui courait le long de la colonne vertébrale du sonneur soulevait les commentaires gouailleurs des gardiens à chacune de ses arrivées dans une nouvelle prison, mais aucun d’eux n’avait su y discerner le serpent arc-en-ciel. Dans la nuit du dernier cachot blindé, le serpent de lumière parla à Yann-Sklaerder :

       « Il faut que tu recouvres ta liberté, et que ton absence incite d’autres à redécouvrir le chant de lumière et de joie, il faut que demain d’autres deviennent à leur tour des Yann et des Yahne-Sklaerder. Tu n’es plus fait pour ce monde. Si tu le veux, je peux t’emporter de l’autre côté de l’arc-en-ciel. D’autres mondes t’attendent ».

Yann-Sklaerder acquiesça de la tête, et ses yeux immenses dans son visage maintenant diaphane semblaient deux étoiles.

Le serpent arc-en-ciel lui posa un baiser sur le cœur. Son baiser ressemblait à la morsure de la mort. Il lui posa un baiser sur le front. Son baiser ressemblait à la morsure du feu. Et Yann-Sklaerder se sentit pareil aux dieux des légendes. La vouivre enchanteresse s’enroula le long de son bras tendu en avant. Yann-Sklaerder s’élança alors à travers les murs dans l’espace étoilé, et son cri, « Liberté ! », suivi d’un éclat de rire triomphant, fit trembler les vitres de la petite ville.

 

 Le lendemain, la nouvelle courait de ville en ville à travers la campagne. Yann-Sklaerder s’était évadé ! La joie et la lumière étaient libres à nouveau ! L’espoir était là. Une chanson naquit, racontant l’aventure de celui un temps devenu Monsieur Bennak, le Quelconque, avant de se retrouver, et d’être à jamais Yann-Sklaerder, Jean-La-Clarté ; c’est ainsi que j’ai connu cette histoire. Les paroles exactes de cette chanson, je ne me les rappelle pas. Ce dont je me souviens, c’est qu’elle finissait et commençait par ces mots :

    

C’est la ballade sans fin

De M’sieur Bennak et d’Yann-Sklaerder

Quand de faire danser la vie Yann-Sklaerder fut empêché,

D’autres sa mélodie se mirent à chanter

Les autres, c’est toi c’est moi, c’est elle c’est lui, elles et eux,

C’est la ballade sans fin

De chacun d’nous, fils et filles de la lumière.

       Les paroles exactes de cette chanson, je ne me les rappelle pas. Ce dont je suis certaine, c’est que chaque jour, ici ou là, se tisse inlassablement, bon an, mal an, la trame d’un nouveau couplet de cette chanson, créant un nouveau maillon de la chaîne de lumière et de joie qui fera un jour tout le tour de la terre.

[1] Jean-la-Clarté en breton.

[2] Bennak signifie quelconque en breton.

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